En six épisodes, “Esterno notte” retrace les 55 jours de captivité d’Aldo Moro, chef de file des démocrates chrétiens en 1978, enlevé puis tué par les Brigades rouges.
L’Italie a aujourd’hui une Première ministre d’extrême droite. Elle a aussi, heureusement, un grand réalisateur pour regarder son histoire de façon à la fois pédagogique et cruellement intime. Marco Bellocchio, 83 ans, s’était intéressé à l’affaire Aldo Moro – alors président de la Démocratie chrétienne, kidnappé puis assassiné en 1978 par les Brigades rouges – à plusieurs reprises, notamment il y a vingt ans avec Buongiorno, notte.
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Le film racontait de l’intérieur les 55 jours de captivité de l’homme politique, à travers le regard de la brigadiste Adriana Faranda. Pour sa première série, le cinéaste mythique des Poings dans les poches (1965) élargit le spectre en six épisodes commandés par Arte et la RAI, où l’on croise la majorité des acteur·ices de cette tragédie pleine de bouffonnerie : en plus de Moro et de sa femme Eleonora, Esterno notte suit le ministre de l’Intérieur Francesco Cossiga, le Premier ministre Giulio Andreotti, des membres des Brigades rouges, le pape Paul VI…
Mouvement et irruption dramatique
Pour rappel, l’affaire Aldo Moro fut en Italie le point d’orgue des “années de plomb”, marquées par des attentats d’extrême gauche inédits. Cet homme de centre droit et de grande culture, réputé pour son bon sens et sa mesure, souhaitait faire entrer le Parti communiste au gouvernement en vertu de sa puissance dans les urnes, ce qui ne plaisait ni à ses alliés classiques ni aux Brigades rouges.
Son enlèvement en plein Rome sous le feu de terroristes est filmé par Bellocchio avec un art du mouvement et de l’irruption dramatique qui ne se dément jamais dans le reste des cinq heures de fiction, portées par un souffle d’une diversité folle. Les scènes d’angoisse familiale alternent avec une plongée dans les arcanes du pouvoir politique ou religieux, mais aussi des visions introspectives d’hommes et de femmes dépassé·es. Une traque impossible se dessine, tant l’Italie se fige dans un moment d’hallucination collective.
Tout est bercé d’étrangeté. Bellocchio scrute l’affaire en reconstituant certains moments forts, mais il le fait avec le recul du présent et la parfaite lucidité que son âge lui permet. Si les quarante-cinq années qui nous séparent du printemps 1978 pèsent sur les personnages du drame, ces décennies de distance allègent aussi la fiction. Moro est déjà un fantôme dont le réalisateur nous démontre qu’il n’a jamais cessé de hanter l’Italie, y compris de son vivant. Il joue avec ce fantôme, avec les forces spirituelles qu’il convoque, pour créer une tapisserie d’un néoclassicisme étincelant, augmenté de touches burlesques, proches de l’absurde. Dans la lettre qu’il laissera à son épouse, Moro écrira d’ailleurs ceci : “Sois forte, ma chérie, dans cette épreuve absurde et incompréhensible.”
La démocratie, cet art du compromis rendu fragile dans un monde violent
Au lieu de rester collé à une dramaturgie qui ferait régner un suspense sur le destin de Moro – il n’y en a aucun : l’homme a été retrouvé criblé de balles dans le coffre d’une voiture –, Bellochio filme cet “absurde” et cet “incompréhensible”. Il travaille par vagues, par moments d’illusion, coups de théâtre, se soumet aux passions humaines autant qu’il les regarde, comme tapi dans l’au-delà.
Le premier épisode s’ouvre ainsi par une séquence où Moro a été libéré et gît sur un lit d’hôpital, une parenthèse enchantée qui se refermera magistralement cinq heures plus tard. Entre-temps, Esterno Notte aura exploré le fond politique de l’affaire, et notamment le refus de négocier de la part du gouvernement, pour croquer avec pessimisme le fonctionnement de la démocratie italienne. Ou peut-être de la démocratie tout court, cet art du compromis rendu fragile dans un monde violent.
Ni résignation ni chaos
Bellochio montre le prix de tout engagement. Il saisit dans une atmosphère aussi noire que burlesque les petits glissements moraux des un·es et des autres, leurs insuffisances. Le spectacle est à la fois complexe et fascinant car il ne cède jamais à l’amertume, même quand la colère et le sentiment de gâchis dominent. Les pouvoirs sont fragiles, ridicules, mais nous en avons besoin. À nous de ne jamais les laisser tranquilles, sans participer au chaos. Voilà peut-être ce qu’essaie de chuchoter Bellocchio, dans ce testament esthétique et politique puissant.
Esterno notte de Marco Bellocchio. Avec Fabrizio Gifuni, Daniela Marra… Les 15 et 16 mars à 20 h 55 sur Arte. Sur Arte.tv à partir du 8 mars.
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