Arrêtée et placée en garde à vue durant 35h suite à une action le 23 avril à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), Inna Shevchenko tire la sonnette d’alarme : « La plus grande menace en temps de crise politique est de garder le silence ». Interview.
Dimanche 23 avril, six Femen dont la leader du mouvement Inna Shevchenko sont arrêtées et placées en garde à vue à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) suite à une action anti-FN aux abords d’un bureau de vote. Dans le même temps, le photographe indépendant Jacob Khrist qui couvrait l’action est lui aussi arrêté et placé en garde à vue pour “complicité d’exhibition sexuelle”. La garde à vue durera 35 heures. Le procès des Femen aura lieu le 20 septembre prochain. Les accusations contre Jacob Khrist ont été abandonnées.
Que s’est-il passé dimanche à Hénin-Beaumont ?
Inna Shevchenko – Nous sommes arrivées en limousine sur le lieu de l’action. Nous nous sommes arrêtées à quelques mètres du bureau de vote, à Hénin-Beaumont. Nous avions amené ces masques de Poutine, Assad, Trump, Le Pen, Nigel Farage, et nous sommes sorties de la limousine au son de We Are Family en dansant de façon totalement ridicule. L’objectif était de rappeler qui soutient véritablement Marine Le Pen et ce qu’elle représente. Parmi ses supporters, on trouve certains des pires dictateurs au monde et des leaders politiques qui représentent un danger pour la démocratie. Nous avons été quasi immédiatement arrêtées par la police. Au même moment, le photographe Jacob Khrist était lui aussi arrêté, simplement parce qu’il était là, à prendre des photos. Il y avait pourtant une soixantaine de journalistes au même endroit… Je n’ai pas vu son arrestation mais j’ai entendu quelqu’un crier et j’ai reconnu une voix masculine. La situation était bordélique.
L’interpellation du photographe @JacobKhrist filmée… Un commentaire @Place_Beauvau? Quelle honte! (via @C_DiazGonzalez) #heninbeaumont pic.twitter.com/XhRBT6BRVl
— Nils Wilcke (@paul_denton) 23 avril 2017
Et une fois au poste de police, que vous dit-on ?
Quand nous sommes arrivées au poste de police, Jacob était menotté comme nous toutes. Un des policiers tenait deux feuilles avec des photos d’activistes féministes et nous comparait aux photos pour voir si cela correspondait. Il y avait des photos de plusieurs d’entre nous, mais aussi de Jacob. Je leur ai demandé s’il s’agissait d’une blague, pourquoi nous étions perçus comme des gens dangereux. On ne m’a pas répondu. Jacob était parmi ces activistes peut-être parce qu’il a l’habitude de couvrir les actions féministes et militantes. Mais ce n’est pas le seul journaliste à le faire ! Nous avons été arrêtées pour exhibition sexuelle. Jacob quant à lui a été accusé de « complicité ». Je leur ai demandé : « Vous voulez dire de complicité d’exhibition sexuelle ? » Ils m’ont répondu « Oui« , tout en comprenant, je pense, à quel point c’était ridicule. C’est illogique. Cette arrestation et ces accusations contre nous étaient quasiment préparées, planifiées au vu du papier avec les photos qui étaient en leur possession et qu’ils nous ont ostensiblement montrés. Ils ont tout fait pour nous punir et bien nous faire comprendre qu’on n’avait pas intérêt à réitérer l’expérience au second tour.
Pourquoi la garde à vue a-t-elle duré 35 heures ?
On pensait sortir le dimanche soir. Lors de la première audition, on a répondu au chef d’accusation d’exhibition sexuelle. Mais je crois qu’ils ont compris qu’on avait déjà gagné plusieurs procès avec cette même accusation car on argumentait vraiment bien. On était très à l’aise. On leur expliquait que le corps de la femme n’est pas forcément sexualisé, et qu’il nous appartient, et qu’il ne représente pas non plus de menace. Les policiers ont essayé de perdre du temps, histoire que le procureur ne soit plus disponible pour venir. Il a donc fallu attendre le lundi matin. C’est la raison pour laquelle on y a passé la nuit. Le lendemain à 10h, la policière qui nous amenait aux toilettes, nous a expliqué qu’on devrait surement sortir à 10h15, soit 24 h après notre arrestation. Mais elle est revenue quinze minutes plus tard pour nous dire que le procureur prolongeait la garde à vue pour rébellion. Même chose pour Jacob.
Diriez-vous que vous vous êtes effectivement rebellées durant cette action ?
Nous ne nous sommes pas rebellées. Vous pouvez le voir sur les vidéos. On avait des masques, on voyait mal, et ce n’était de toute façon pas le but. Quand j’ai expliqué ça au procureur il m’a dit : « Je vais regarder ça dans l’après-midi« . Nous avons demandé à voir nos avocats car nous avons compris qu’ils voulaient nous punir plus que d’habitude. Ils sont arrivés dans l’après-midi. Nous avons fait la deuxième audition. Mais nous avons alors été informés qu’il y avait un troisième chef d’accusation pour « trouble aux abords d’un bureau électoral« . Toutes les trois heures on aurait dit qu’ils inventaient un nouveau chef d’accusation ! Comme la rébellion ne marchait pas au vu des vidéos, ils ont dû trouver quelque chose d’autre, je pense. Jacob n’a pas été accusé de troubles, juste de complicité et de rébellion. Plus tard on nous a dit qu’on allait sortir. Je pense que nos avocats ont aidé, sinon on y serait restés 48 heures.
Quel est votre sentiment après ces 35 heures de garde à vue ?
Jacob ne va pas avoir de procès. Mais je trouve ça fou qu’un journaliste ait été arrêté juste parce qu’il couvrait un événement, parce qu’il couvrait un jour d’élection ! Il était là bien avant notre action. C’est scandaleux. Je connais ça d’Ukraine, de Russie et je ne m’attendais pas à voir ça en France. Quant à nous, nous avons été arrêtées pour avoir dansé avec des masques dans la rue assez loin du bureau de vote… ça me surprend beaucoup. La première question qui me vient en tête est : qu’est-ce que tu deviens République française ? C’est une alarme pour la société civile. Arrêter des activistes, des journalistes et les accuser pour des actions pacifistes, non violentes, je crois que c’est perturbant et dangereux pour la France. Le jour même où la France choisit de mettre Marine Le Pen au second tour, c’est aussi très symbolique… J’espère que les Français vont réfléchir avant de voter.
Quand avez-vous appris le résultat des élections ?
Nous avons appris que Marine Le Pen et Emmanuel Macron étaient au second tour par un des policiers. Même si ce n’était pas une grande surprise, c’était une grosse déception. Les activistes françaises avec qui j’étais m’ont dit qu’il y avait une possibilité que Marine Le Pen soit présidente. Je sais que la population en temps de crise se fait aisément manipuler, et que pendant les élections les gens peuvent faire des erreurs à cause d’un manque d’éducation politique, par exemple. Le futur de la France est réellement menacé par cette candidate. Ça aurait aussi un impact sur toute l’Europe. Je veux rappeler ça aux électeurs. Marine le Pen ne représente pas les valeurs de la République. Les Français méritent mieux que d’être gouvernés par une personne anti-migrants, xénophobe, anti-féministe, qui veut juste détruire l’un des plus beaux, même si imparfait, projets politiques qu’est l’Union Européenne, qui représente des valeurs d’ouverture.
Ne pensez-vous pas que vos actions, par leur radicalité, pourraient conforter les électeurs FN dans leur vote ?
Nos actions ne sont radicales que pour ceux qui pensent que des femmes qui s’expriment haut et fort sont radicales, qui estiment qu’une femme qui utilise son corps comme moyen d’activisme est radicale. Tout ce que nous faisons en vérité c’est d’apparaître seins nus avec un slogan écrit sur la poitrine dans des lieux publics. Le reste n’est que la réaction à nos actions. Et ce sont ces réactions qui peuvent être extrêmement violentes et radicales. Comme ce qui s’est passé avec le FN et Marine Le Pen, le 1er mai 2015 ou la semaine dernière au Zénith. Or, montrer cette violence c’est montrer le vrai visage du FN.
Par ailleurs, je ne crois pas que nous Femen puissions réellement changer le vote des électeurs FN par nos actions. Nous essayons seulement de contribuer au débat public, de dire des choses qui ne sont pas dites, ou de les dire plus fort car elles ne sont pas entendues. La plus grande menace en temps de crise politique c’est de garder le silence. Le silence est l’ennemi du développement, de l’ouverture, de la liberté. Une société muette est malade. Nous essayons de briser ce silence et je sais que nous avons raison car nous recevons toujours beaucoup de soutien et de messages de gens qui nous rappellent qu’il n’y a personne d’autres à dire et à faire ce que nous faisons. Hier j’ai encore reçu plein de messages sur Twitter et Facebook me remerciant de mener cette bataille.
Comptez-vous mener une action le 7 mai ?
Je peux juste vous dire que nous continuerons toujours nos actions. Aucune accusation, aucune arrestation, aucun procès ne pourra nous arrêter. Nous sommes convaincues que nous ne menons que des actions pacifiques destinées à exprimer notre message politique. Nous ne commettons aucun crime. Nous ne parlons que de la liberté et de l’émancipation des femmes ! Quand des activistes, des journalistes sont arrêtés sans raison comme dimanche dernier, ça renforce l’idée qu’il faut voter contre Marine Le Pen, je crois.