Alors que s’ouvre une deuxième saison sous la tutelle de Jean de Loisy, le Palais de Tokyo est toujours en quête d’identité pour avoir (trop ?) multiplié les pistes. Alors, où va-t-on ?
« Nous sommes des flibustiers. » Prenant la barre après un an et demi de travaux, c’est en ces termes que Jean de Loisy présenta son équipage au printemps dernier. Un an plus tard, retour sur l’équipée sauvage du Palais de Tokyo, qui ressembla parfois à la dernière croisière du Costa Concordia malgré la détermination sans faille de son commandant resté à bord.
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407 000 visiteurs en huit mois
Disons-le tout de suite, si ça fuit de toute part au Palais ces derniers mois, ce n’est pas tant du point de vue de la fréquentation, toujours en hausse (407 000 visiteurs en huit mois, soit trois fois plus que les années précédentes) que de la programmation, plurielle et tentaculaire, qui laissa parfois le spectateur en rade. Et puis ça fuyait pour de bon aussi à la fin de l’été dans les sous-sols inondés d’un Palais revisité et amplifié (trop vite, trop fort ?) par les architectes Lacaton et Vassal, qui multiplièrent par trois les surfaces d’exposition, quitte à laisser bruts de décoffrage des sous-sols aux allures de sarcophage.
À l’automne, pris de berlue, on crut encore que le show du Forgotten Bar berlinois baignait dans l’eau – il s’agissait en fait d’un vernis incolore prévenant d’éventuelles infiltrations. Balayée par l’imprimé neigeux d’une boule à facettes, cette exposition sans queue ni tête où l’on n’identifiait ni les artistes, ni les commissaires d’expo, et encore moins les oeuvres, compte parmi ce que le Palais nous a offert de pire. Pas de panique, il y eut aussi beaucoup mieux.
« L’objectif : faire de la visite un voyage »
Le show off bien calibré de Fabrice Hyber par exemple, qui choisit de faire sécession en cloisonnant son espace, ou l’expo du jeune Neil Beloufa, entrée au chausse-pied mais avec brio dans le carcan de béton et qui bénéficia de la souplesse de ce centre d’art pas comme les autres.
« L’expo de Neil a nécessité deux mois de préparation et l’organisation d’une fête sur place, dont les restes servirent de décor à l’installation. Quelle institution peut se permettre cela ? », rappelle avec enthousiasme Jean de Loisy. « J’ai beaucoup de respect pour l’équipe, qui fait tout ce qu’elle peut dans cet ensemble gigantesque, complète l’artiste. Ils douillent à mort et ont des fessiers en béton à force de courir d’étage en étage. »
Blague à part, il faut en effet du courage pour parcourir les quelques 22 000 mètres carrés, qui placent le Palais au premier rang des centres d’art européens. « L’objectif : faire de la visite un voyage, assure Jean de Loisy. Ici, il faut se perdre, raisonnablement. Ce lieu doit porter une ambition exploratoire, tant du point de vue artistique, économique, que spatial. » Mission réussie.
Le risque du tout public
« La première session était très éclatée, reconnaît Julien Fronsacq, l’un des cinq commissaires associés. Nous testions le rythme, la fréquence, la densité ; la deuxième session sera plus construite. » « Il valait mieux commencer par la générosité », confirme de Loisy. Et après, c’est ceinture? Pas vraiment si l’on en croit la longue liste d’expositions et rencontres programmées les prochains mois. Au risque, à nouveau, de se fourvoyer dans cette obsession propre au Palais de Tokyo troisième génération : celle de l’adresse à tous les publics. « Jean tient beaucoup à l’interpénétration des espaces payants et non payants », analyse Julien Fronsac, qui pose au passage la question des « seuils », cette signalétique tacite qui permet aux visiteurs de comprendre où ils se situent, « avec parfois un effet ‘boule à facettes’ qui a donné lieu à la cohabitation de plusieurs histoires de l’art et de plusieurs publics ».
Ces derniers mois en effet, il y avait à boire et à manger pour tout le monde : le public ultra-averti de l’exposition Les Dérives de l’imaginaire, le grand public transformé en cobaye dans l’exposition labyrinthique d’Hyber, les hipsters du Forgotten Bar ou encore les têtes chercheuses venues capter l’exposition au cordeau du Croate Damir Ocko. Soit la superposition de trois ou quatre centres d’art qui laissait penser que le Palais n’avait pas tout à fait trouvé son identité.
Or, au lieu de tenter d’enrayer cette voracité inhérente à l’architecture en tiroirs du lieu, en limitant les expositions et en ouvrant les espaces successivement, l’équipe a fait le choix de jouer les effeuilleuses, dévoilant tous ses espaces et même plus : ces zones d’ombre, ces sas et ces interstices qui venaient encore davantage brouiller la lecture. Ce fut le cas de la proposition quasi invisible de Jonathan Binet, invité à s’emparer des escaliers de service, ou encore du vivarium de l’Autrichien Markus Schinwald, échoué dans une zone de non-droit.
« Le Palais est devenu un terrain vague monumental. »
J’essaie de donner la parole à d’autres, » commente de Loisy. Contrairement à la politique précédente, j’ai ouvert le Palais aux institutions amies comme le CAPC et à d’autres commissaires » (comme Gaël Charbau pour la monographie de Neil Beloufa ou François Piron qui signe cet hiver la grande exposition consacré à Raymond Roussel).
« Avec l’ouverture de ses nouveaux espaces, le Palais est devenu un terrain vague monumental. En sortant du modèle white cube, il a ouvert de nouveaux horizons pour des artistes issus de la rue », analyse de son côté Hugo Vitrani, qui a coordonné le projet des graffeurs Lek et Sowat pour le « parcours du Palais secret ».
Sauf que, à trop vouloir gonfler l’offre, le Palais prête le flanc à l’anarchie. C’est symptomatique avec ce projet qui échappa à peu près à tout le monde, et pour cause – l’expo étant fermée au public sauf en cas de visite guidée avec les médiateurs –, et faillit faire les frais d’un imbroglio lors de la « vente SOS Racisme » dont les graffs sur toile étaient sélectionnés par l’instigateur de la calamiteuse expo TAG au Grand Palais.
L’argent, le nerf de la guerre
« Tout ce qui aère notre biotope est le bienvenu », estime Jean de Loisy, qui ne cache pas son objectif en termes d' »audimat » : « Nous devons élargir la pyramide des âges. Une fois qu’on aura installé les boutiques, les cinés, les restos, il restera environ 7 000 mètres carrés d’espace d’exposition. » Un format plus digeste en somme, imposé par une donnée de taille : l’argent. Car ici plus qu’ailleurs, le nerf de la guerre, c’est cette économie mixte, mi-publique, mi-privée qui, depuis son ouverture, fait la particularité du site.
« En 2012, nous sommes arrivés à 47 % d’autofinancement, on vise les 52 % pour 2013″, explique Jean de Loisy, qui mise sur l’ouverture, mi-mars, d’un nouveau restaurant et sur les trois salles de cinéma en concession qui accueilleront premières de films et colloques. Quant aux privatisations, qui financent un tiers du budget, elles devraient se poursuivre, dans la lignée de l’exposition de la maison Chloé en octobre dernier, curatée par un conservateur du Victoria & Albert Museum et configurée comme une vraie expo mais entièrement financée par la marque.
« Je privilégie deux univers qui entrent en écho avec nos préoccupations : la mode et le design, défend Jean de Loisy. Nous allons poursuivre ce travail, notamment en accueillant en mai l’expo N°5 Culture Chanel et en travaillant avec le musée Galliera, qui rouvrira ses portes en juin. » « Lors des voeux au monde de la culture, Jean-Marc Ayrault a déclaré que les crédits de la création seraient préservés. C’est un effort important que consent la nation pour les artistes », insiste Michel Orier, directeur général de la création au ministère de la Culture, avant d’ajouter : « Cependant, ‘préserver’ ne signifie pas ‘augmenter’. Comme toutes les institutions culturelles de notre pays, le Palais de Tokyo devra faire dans le cadre du budget qui lui est alloué. »
La réponse aux centres d’art et musées de région inquiets ces derniers mois de voir le Palais grignoter une partie du budget du ministère.
« Il est vrai que la décision d’agrandir le Palais de Tokyo est celle du président de la République précédent. Aurélie Filippetti, en revanche, privilégie les territoires dans toutes leur diversité. Il n’est pas certain que la ministre aurait pris la décision d’agrandir un établissement au coeur de Paris en période de resserrement budgétaire. Notre effort consiste donc à assurer son fonctionnement sans pour autant pénaliser les structures en région. L’élaboration du budget 2013 témoigne de cette volonté de rééquilibrage tout en accompagnant le projet artistique du Palais de Tokyo. »
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