L’Europe, critiquée de toutes parts, sera-t-elle sauvée par la musique ? Le jazz en tout cas, de la Norvège à la Bosnie, montre que la diversité dans l’unité peut donner de somptueux résultats.
Yazz Ahmed, La Saboteuse (Royaume-Uni)
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Quand l’espace langagier se trouve de nouveau saturé de verbiages démagogiques, le travail de sape de l’art n’en paraît que plus nécessaire. Que le nouvel album de Yazz Ahmed s’intitule La Saboteuse (en français dans le texte) constitue ainsi une belle promesse. Epaulée notamment par Shabaka Hutchings à la clarinette basse, la trompettiste britannique y creuse un sillon entre musique orientale et jazz électrique en procédant moins par grandes gerbes d’artifice que par petits incendies qui se propagent partout, à la manière de rhizomes. L’exigence du travail réclame une écoute attentive, elle permet de savourer les charmes d’une subversion discrète, mais tenace. Sortie le 12 mai.
Giovanni Mirabassi, Live in Germany (Italie)
Rendre hommage à des chanteuses ne va pas de soi pour un pianiste. Edith Piaf, Mercedes Sosa et Ella Fitzgerald ne composaient pas, elles pouvaient même, à l’occasion, interpréter des rengaines qui, entonnées par d’autres, devenaient atroces. Irremplaçables, elles le furent d’abord par le timbre, l’intonation, la respiration, enfin la personnalité, identifiable à la première note et qui sublimait tout. Relever le défi impliquait non seulement de posséder une grande sensibilité, mais aussi une musicalité sans limite. C’est ce dont Giovanni Mirabassi a fait preuve dans ce concert enregistré en 2014.
Julian & Roman Wasserfuhr, Landed in Brooklyn (Allemagne)
Pour des raisons historiques et culturelles, l’Allemagne a toujours fourni des musiciens d’exception, en jazz comme en classique. A 29 et 32 ans, les frères Wasserfuhr (trompette et piano) se présentent comme les dignes hérauts de cette excellence nationale grâce à leurs grooves étincelants et leurs solos éclatants de santé juvénile. Avec Donny McCaslin et Tim Lefebvre tous deux membres du dernier groupe de David Bowie, et le batteur Nate Wood pour terminer le quintet, ils sont partis pour New York enregistrer cet album, de toute évidence avec un bonheur si sensible qu’on ne peut que le partager.
Colin Vallon, Danse (Suisse)
La formule en trio offre apparemment aux pianistes des possibilités inépuisables, compatibilité particulière qui a pour conséquence la multiplication de ce type de formations depuis quelques années. Au lieu de miser sur les virtuosités individuelles, Colin Vallon l’utilise pour sa part comme une densité unique, un bloc homogène par lequel il construit des mystères obstinés, des irrésolutions, des ondes vibratoires plutôt que des schémas préexistants. A tant dire et redire, à tant s’attarder sur les mêmes phrases, c’est une étrange beauté, intrigante et interrogatrice, qui surgit de cette musique, parfaitement exécutée au demeurant, insoluble et sereine à la manière d’un sphinx.
Andrea Motis, Emotional Dance (Espagne)
Elle n’a pas 22 ans, est originaire de Barcelone, et elle chante, joue de la trompette et compose depuis près d’une décennie. Andrea Motis affectionne un jazz classique jusqu’au bout des ongles, empreint du chic des années 50 et 60, avec ses inévitables bossas novas, ses couleurs pastel et ses décapotables conduites par des élégantes aux cheveux retenus par de grands foulards. D’habitude, devant des projets aussi calibrés, on préfère passer son chemin. Cette fois, on s’arrête pourtant, tant l’exécution est nette et le petit grain de voix séducteur. Tout est standardisé, pourtant une fraîcheur perdure dans le swing, dans l’élocution, et c’est déjà une petite intrigue qui dure, le temps de l’écoute.
Mario Batkovic, Mario Batkovic (Bosnie)
Un accordéon, et rien d’autre. Le plus souvent, une phrase, un bref arpège ou deux accords, inlassablement répétés ou modulés dans les tons voisins, sans grande surprise. Mais bientôt, ce peu musical s’élève au gigantesque par la puissance phénoménale du toucher, l’ampleur du souffle et de la sonorisation, et l’instrument réputé pauvre devient orgue sublime charriant depuis les abîmes des tumultes d’émotion. Album météore, intriguant, sorte d’oeuvre solitaire et radicale jetée par ce Mario Batkovic qui a si bien su plaire à Geoff Barrow que ce dernier l’a signé sur son label Invada. Sortie le 19 mai.
Olivier Benoit et l’ONJ, Europa Oslo (France)
Nommé en 2014 à la tête de l’Orchestre National de Jazz, Olivier Benoit a choisi de confronter cette institution à l’Europe contemporaine en composant une vaste fresque inspirée par quatre capitales. Après Paris, Berlin et Rome, sa troupe aborde Oslo et convoque une nouvelle fois une multitude de styles et de talents (notamment Hans Petter Blad pour les textes et l’impressionnante Maria Laura Baccarini au chant). De sonorités dures en silences des espaces vides, de tensions maintenues en trouées offertes à l’imaginaire, ce dernier tableau achève parfaitement le cycle européen de l’ONJ. Sortie le 28 avril.
Cakewalk, Ishihara (Norvège)
Il est rare aujourd’hui qu’un label soit gage de constance. C’est pourtant le cas de Hubro, dont chaque sortie (une dizaine par an environ) constitue une proposition inédite, souvent perturbante, inouïe. Pas de meilleure capsule au demeurant pour accéder à la galaxie de l’avant-garde norvégienne, l’une des plus foisonnantes et des plus passionnantes d’Europe. Pour s’en persuader, il suffira de se connecter à Ishihara, de Cakewalk, trio mené par claviériste Øystein Skar. Obsessionnel, industriel, régressif, charnel, libéré de toute attache hormis à la théologie psychédélique, c’est un album aux audaces exaltantes, aussi surprenant dans son déroulement qu’immédiatement jouissif.
https://www.youtube.com/watch?v=H1yprnohF3w
Jan Lundgren, Potsdamer Platz (Suède)
Certains musiciens se reconnaissent à un toucher, à un souffle ou à une approche du temps, d’autres à une conception particulière de leur art, à une disposition essentielle. Ainsi en va-t-il de Jan Lundgren dont la musique semble toujours se raccorder à un principe de santé, rayonnement optimiste dont ses partenaires tirent tout bénéfice avant de le communiquer à leurs auditeurs. En quartet, le pianiste suédois allie plaisir de la mélodie aérienne et swing débridé, thèmes à chanter ou danser, chromatismes accidentés et limpidités arpégées, prêtant à ce Potsdamer Platz le luxe – si peu courant – de l’évidence.
Jacob Anderskov, Resonance (Danemark)
Singulier par sa palette instrumentale (qui combine piano, batterie, violon, alto et violoncelle), le groupe de Jacob Anderskov ne l’est pas moins par le langage qu’il déploie. La forme tient du puzzle ou de l’archipel, ilots mélodiques et rythmes brisés qui s’entrechoquent ou demeurent éloignés les uns des autres, sans intellectualisme cependant, assez peu en tout cas pour laisser passer, entre les blocs sonores, des flots de suggestion. Il serait tentant de parler d’intersection des domaines classique et jazz, mais la démarche du pianiste danois se révèle à la fois plus modeste et plus originale : sans rien bouleverser par ses emprunts, elle vise l’autarcie complète d’un monde de résonances.
https://soundcloud.com/kajamanagement/bounced-resonance-medley
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