A l’heure du choix électoral en France, des collectifs d’intellectuels imaginent ce qui nous incombe de transformer pour sortir de l’âge de la régression.
Outre qu’il oblige à être défini précisément, pour mieux le conjurer, le mal de notre époque suscite deux modes de réaction opposés : la déploration, liée à d’autres types de sentiments assez proches, comme le nihilisme, le cynisme, la dépression ou la sécession, d’une part ; et la réflexion critique, liée à la volonté de ne pas se laisser absorber par la fin des espérances et à la possibilité de dessiner des horizons politiques nouveaux. Comme le sociologue allemand Ulrich Beck l’écrivait en 2011, “lorsqu’un ordre mondial s’effondre, le temps vient de réfléchir à son sujet”.
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C’est dans cette fidélité à cette démarche réflexive, confrontée à la présence menaçante d’un chaos, qu’un collectif d’intellectuels reconnus sur la scène internationale, de Bruno Latour à Arjun Appadurai, de Nancy Fraser à Slavoj Zizek, de Zygmunt Bauman à Oliver Nachtwey, de Robert Misik à David Van Reybrouck propose dans L’Age de la régression, pourquoi nous vivons un tournant historique, autant un diagnostic articulé du présent que des voies possibles pour réanimer la possibilité d’un progrès.
Si la démarche n’a rien de neuf – le diagnostic critique des penseurs sur leur époque résume au minimum le projet de toute activité intellectuelle –, ce qui se détache ici tient à l’association de voix issues du monde entier. Comme si l’enjeu d’un regard critique et volontariste sur la crise actuelle dépassait un cadre à la fois strictement national et disciplinaire.
Publié ainsi dans le monde entier en treize langues, à l’initiative de l’éditeur allemand Heinrich Geiselberger, le livre assume ainsi ce tropisme internationaliste et multidisciplinaire. A la fois comme l’indice d’une crise partagée par tous, et comme la nécessité d’en sortir collectivement par la mise en commun des réflexions.
Un « processus de civilisation” inversé
Le casting des plumes oscille d’ailleurs entre des horizons intellectuels eux-mêmes assez variés. Mais, dans cette variation de regards, se dégage un tropisme : mettre fin à la droitisation du monde, intégrer les mutations écologiques, réanimer, sous de multiples visages possibles, un progressisme propre au XXIe siècle, libéré de la vision social-démocrate dépassée, voué à extraire la démocratie de sa grande fatigue, obsédé par l’idée d’opposer à la “grande régression” que nous traversons une nouvelle grande transformation, qui réoriente le monde vers un “processus de civilisation” accrue. Et non plus vers ce qu’Olivier Nachtwey appelle, lui, un processus de “décivilisation“, purement raccrochée au ressentiment, c’est à dire, à l’inverse de celui défini par Norbert Elias et qui ne vise qu’à nier “la civilisation au quotidien, au nom d’une civilisation occidentale imaginaire”.
Chaque texte prend soin de dépasser le constat d’un péril politique qui ne serait né que ces deux dernières années. Evidemment, sous le poids des événements récents, des logiques puissantes et souterraines se dessinent, qui renvoient pour une grande part au tournant néolibéral amorcé à la fin des années 1970, et dont Nancy Fraser observe les dégâts au sein de la gauche américaine elle-même.
De nouvelles formes politiques
A ce projet éditorial ambitieux, accompagné en France par la jeune et prometteuse maison d’édition Premier Parallèle, on pourra associer la lecture d’une autre réflexion stimulante sur a crise de civilisation actuelle : celle menée par la revue Multitudes qui, à l’occasion des élections présidentielles, vient de sortir un document précieux intitulé “Ceci n’est pas un programme“, dans lequel on trouve plein de chantiers politiques décisifs pour les années à venir, et dont les politiques négligent souvent l’urgence.
Car si “tout bouge trop vite autour de nous, tout se transforme, tout se reconfigure“, “seuls les discours politiques dominants ont l’air congelés dans les vieilles recettes d’un autre âge“. Or, “nos nouveaux problèmes ne seront résolus ni avec les anciens outils, ni par les anciens contremaîtres“, estiment les auteurs de la revue pilotée notamment par le philosophe Yves Citton.
Alors que les politiques soi-disant réalistes nous promettent depuis quarante ans de sortir d’une crise devenue permanente, la revue note avec perspicacité que “nos souffrances et nos épuisements tiennent largement à cette inertie de structures idéologiques obsolètes, au retard de nos discours et de nos structures institutionnelles“. Ce qu’il nous reste à faire pour sortir du marasme et de notre crise de dé-civilisation, c’est précisément d’accélérer la politique, c’est à dire “apprendre à accélérer sélectivement le frayage de nouvelles formes politiques“.
Avec comme chantiers possibles : instaurer un revenu universel et une taxe pollen, ne plus usurper le nom du peuple, accélérer la construction de l’Europe fédérale, réformer la médiasphère, faire de la vie sociale un art, vivre avec les migrants et les migrations, débureaucratiser, produire des biens et des services sans but lucratif etc…
Une lucidité critique
Face à la régression et aux idées que des penseurs lui opposent, des profils intellectuels à la marge, comme le collectif Comité Invisible, dessine autre chose encore, indexé à l’idée de ne plus rien espérer, de faire effraction, sans attendre quoique que ce soit des solutions au désastre présent ; car, comme les auteurs libertaires l’écrivent dans leur dernier livre Maintenant (La fabrique), « tous ceux qui prétendent offrir des solutions au désastre présent ne font en fait qu’une chose : nous imposer leur définition du problème, dans l’espoir de nous faire oublier qu’ils en font eux-mêmes, de toute évidence, partie ». Pour le Comité Invisible, seule la « destitution » importe ; autrement dit la quête d’une autre façon de vivre « qui fasse disparaitre le problème ».
Si l’âge de la régression est le nôtre, indubitablement, il est au fond aussi celui d’une lucidité critique, pas forcément hyper visible, mais très active dans les réseaux de la pensée, sous toutes ses formes, plus ou moins instituées dans le paysage politique : c’est plus du côté de la production intellectuelle que du côté des professionnels de la politique que nous pouvons aujourd’hui explorer des pistes nous éclairant un peu, enfin, sur ce qu’il nous reste à faire pour nous réorienter. Maintenant.
L’Âge de la régression, Collectif, préface de Heinrich Geiselberger (éditions Premier parallèle, 328 p, 22 €)
Ceci n’est pas un programme, Multitudes, n°66, 3 €
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