Avec une exposition au festival d’Angoulême et un livre de 20 mètres, “Suicide Total”, la pionnière de la BD féministe fait son retour dans un milieu qu’elle avait quitté à la fin des années 90 parce qu’il y avait trop peu d’autrices.
“Ce qui me terrorise, s’amuse Julie Doucet, c’est de revenir à Angoulême et de monter sur scène pour dire des choses intelligentes”. La dessinatrice canadienne ne joue pas la fausse modeste. Loin de l’image que ses BD transgressives, publiées à partir de la fin des années 1980 dans son fanzine Dirty Plotte (“vagin dégueulasse”), pourraient suggérer, la Québécoise est une autrice discrète. Mais son importance dans l’histoire de la bande dessinée – un milieu qu’elle a quitté pendant près de vingt ans – reste considérable tant elle a été une pionnière de l’autobiographie désinhibée.
Après avoir reçu en 2022 le Grand Prix du festival d’Angoulême pour l’ensemble de sa carrière, elle revient dans la ville charentaise pour découvrir l’exposition qui lui est consacrée. En plus, l’Association publie Suicide Total, une étonnante BD accordéon de 20 mètres. Rencontre.
Pour l’exposition à Angoulême, vous avez fouillé dans vos archives. Avez-vous fait des redécouvertes ?
Julie Doucet – Oui, j’ai retrouvé dans certains tiroirs des projets dont une recherche sur la BD des femmes qui date de mon cours de littérature féminine quand j’avais 19 ans. C’est très drôle, la professeure a mis une note sur la page de couverture : “Quand est-ce que tu te mets à la bande dessinée ?” Je le mentionne à un moment dans ma recherche : “Peut-être que je vais m’y mettre moi-même pour leur montrer, à tous ces gars”.
À l’époque, vous connaissiez beaucoup d’autrices de BD ?
Son cours sur la bande dessinée, la professeure avait prévu de le consacrer à la série Valérian et Laureline ( de Jean-Claude Mézières, ndlr). Mais, dès la première heure, une étudiante l’a interpellée : “J’aimerais que l’on parle de telle et telle autrice.” Elle citait Chantal Montellier ou Nicole Claveloux, des femmes dont je n’avais jamais entendu parler. Ça m’a ouvert l’horizon, même si on ne trouvait leurs livres que dans les librairies d’occasions. Au contraire, au Québec, la BD franco-belge classique comme la Rubrique-à-brac de Gotlib ou Le Génie des Alpages de F’murr, une grande influence, était beaucoup plus accessible.
Vous sortez le premier numéro de votre fanzine Dirty Plotte en 1988. Avec quelle ambition ?
Il ne faut pas oublier que le premier éditeur entièrement dédié à la BD a été créé au Québec en 1998, la Pastèque… ça vous donne une idée. Quand j’ai lancé mon fanzine, j’imprimais les premiers numéros à 50 exemplaires. Au bout d’un moment, un ami m’a montré un catalogue de VPC de fanzines. Il suffisait d’envoyer un exemplaire pour être répertorié. C’est comme ça que j’ai eu beaucoup de commandes, j’ai dû augmenter le tirage. Je me suis fait des contacts et ça a été assez épatant d’obtenir des correspondants un peu partout.
“J’ai l’impression de récolter les fruits d’une histoire qui n’a pas encore été écrite”
Vous êtes considérée comme une pionnière de la BD féministe, notamment parce que vous êtes l’une des premières à représenter les menstruations en BD. Vous appréciez ce statut ?
Ça a fait toujours plaisir mais, dans ma tête, mon fanzine allait être lu par trois personnes. J’allais le distribuer dans les librairies ou les magasins punk, je ne pensais pas choquer qui que ce soit dans ces endroits-là. Et il ne faut pas oublier les autres. Il y a quelques années, Drawn & Quarterly a réédité un gros livre d’Aline Kominsky-Crumb (décédée en novembre dernier, ndlr) avec une histoire où elle raconte ses menstruations. C’était paru dans un comics américain, mais elle n’avait jamais été réimprimée.
La Française Nicole Claveloux a aussi dessiné des planches où une petite fille arrose la campagne de son sang menstruel, mais je les ai lues seulement pour la première fois il y un an et demi dans une réédition. J’ai l’impression de récolter les fruits d’une histoire qui n’a pas encore été écrite, il y a encore plein de femmes dans la BD dont on ne parle pas.
Pourquoi avoir arrêté la BD si longtemps ?
Le déclic a eu lieu quand j’ai habité à Berlin de 1997 à 1998. J’ai commencé à ressentir de la lassitude. Je ne faisais que de la BD – je ne gagnais pas énormément d’argent mais j’en vivais – et je n’en pouvais plus. En plus, à force de n’être entourée que par des hommes, tu deviens schizophrène. Tu agis comme un homme pour te fondre dans le groupe, il y avait tellement peu de filles à l’époque.
Mais c’est beaucoup plus tard que j’ai pu analyser les raisons de mon départ. Parce que quand j’ai arrêté, j’ai eu une réaction violente envers la bande dessinée, j’ai arrêté d’en lire. Je m’y suis remise, j’ai beaucoup aimé Environnement Toxique de Kate Beaton, Football-Fantaisie de Zviane, les livres de Liv Strömquist et de Catherine Meurisse. Je corresponds aussi depuis cinq ans avec une jeune autrice suisse de 25 ans, Simone F. Baumann (Simone et moi, éditions Martin de Halleux, ndr) que j’ai rencontrée il y a cinq ans. On s’écrit des lettres, elle m’envoie ses fanzines.
Et pourquoi y être revenue avec une fresque de 20 mètres, Suicide Total ?
Quand j’étais petite, j’aimais déjà dessiner des foules. Je suis tombée sur un carnet de croquis au format de leporello (il se déplie comme un accordéon, ndr), j’ai eu une envie compulsive de le remplir de personnages. Et puis il y avait cette histoire épistolaire avec un Français que j’avais envie de raconter depuis un bon bout de temps. J’avais essayé de la calligraphier, d’en faire un film ou un roman (mais pas traditionnel). Finalement, je suis revenue à la bande dessinée, mais aussi en réglant mes comptes avec elle, en la mettant à l’envers.
Vous écrivez à un moment en avoir marre de vous dessiner.
Comme c’est autobiographique, j’ai été obligée de me dessiner. Mais, à un moment, ça devient un personnage qui me ressemble plus ou moins. Et puis apparaissent aussi les musiciens emblématiques pour moi de cette époque : Laurie Anderson, les Rita Mitsouko, les Bérurier Noir, Public Image Limited, Joy Division.
Propos recueillis par Vincent Brunner
Suicide Total (L’Assocation), 144 pages, 65 €