Dans ce département frontalier avec l’Allemagne, le Front national a cartonné lors des régionales de 2015. Le “souverainisme intégral” et la sortie de l’Europe qu’il prône seraient pourtant très néfastes pour une économie locale déjà en berne. Rencontre avec des habitants de Petite-Rosselle et de L’Hôpital.
La Rosselle est bien calme en ce matin d’avril. Quelques canards traversent ce cours d’eau, bercés par les rayons du soleil d’un printemps bienveillant. Ces palmipèdes sont à mille lieues de savoir s’ils barbotent en France ou en Allemagne. Cette petite rivière, sous-affluente du Rhin, joue, à Petite-Rosselle, le rôle de frontière naturelle entre les deux pays.
Trois mètres au-dessus de son lit, un pont relie les deux territoires. Du côté français, on y accède par la rue du Général-de-Gaulle. Du côté allemand, on débouche sur la Bahnhofstraße. Ni l’accent des riverains, ni les plaques d’immatriculation européennes ne permettent de déterminer de quel côté de l’Europe on se trouve. Une chaîne de supermarchés allemande accueille les clients d’un “Bienvenue chez nous”.
Plus de 40 % de suffrages exprimés pour le FN en 2015
Malgré ces jolis mots, le FN cartonne dans l’est de la Moselle. Aux alentours de Forbach, 17 villes sur 19, situées à la frontière franco-allemande, ont vu le FN dépasser les 40 % des suffrages exprimés lors du second tour des régionales en 2015, le dernier scrutin avant la présidentielle – avec, en tête de gondole locale, Florian Philippot. A Petite-Rosselle, le vice-président du FN a même recueilli 50,96 % des suffrages.
Des scores qui interpellent quand Marine Le Pen répète à chaque meeting que, une fois élue, l’une de ses premières décisions sera de suspendre les accords de Schengen. Ceux-là même qui autorisent depuis le 26 mars 1995 la libre circulation, entre les pays membres, des personnes et des capitaux.
Ce n’est pas l’éventuel retour du bâtiment des douanes et le risque de voir disparaître ce cadre bucolique qui ont décidé Roland à voter FN au premier tour de l’élection présidentielle. A 60 ans, dont vingt ans à la mine à 1 000 mètres sous terre et vingt-cinq autres à EDF, ce retraité n’en “(peut) plus des immigrés musulmans”.
La fermeture des frontières promise en cas de victoire, il l’imagine à sens unique. Car chaque matin, il gare sa petite voiture juste avant le pont qui sépare les deux pays, pour acheter côté allemand ses cigarettes. “A 5,60 euros le paquet, le calcul est vite fait”, explique-t-il.
Jour de braderie à Petite-Rosselle
Parfois, il y fait même ses courses, comme beaucoup d’autres Français, qui viennent y trouver des produits “moins chers et de qualité”. Roland a trois fils qui “bossent dans l’industrie en Allemagne. Ils ont de très bons salaires, près de 4 000 euros par mois. Ils vivent en France, ont une vie agréable”. Tout ce que la présidente FN ne souhaite plus, si elle est élue le 7 mai.
Le paradoxe n’effraie pas ce retraité souriant, aux yeux bleus comme le ciel : “Ce qu’elle dit sur les frontières n’est pas réalisable. Je suis contre la fermeture de la frontière franco-allemande mais pour la fermeture des frontières de l’Europe !”
Les 6 500 habitants de Petite-Rosselle ne sont pas tous dans la contradiction. Ce mercredi, c’est jour de grande braderie. Malgré l’événement, l’unique rue commerçante reste quasi déserte. On y parle sans langue de bois, mais avec pas mal de dépit.
Catherine et Filipa, deux quinquas guillerettes, tiennent chacune un stand de textiles. Toutes deux regrettent “l’époque bénie du franc”, et des Allemands ou des Luxembourgeois qui venaient faire leurs courses chez elles.
Inquiétudes autour de la banalisation de ce vote
Entre les francs belge et luxembourgeois ou le Deutsche Mark, elles y trouvaient leur compte. “Depuis l’euro, ils ne viennent plus, se désole Catherine. Pour autant, elles ne sont pas prêtes à revenir à l’ancienne monnaie. Ça n’a aucun sens ; le souk que ça a été la première fois, on n’a pas envie de le revivre !”
Les deux femmes ne savent pas encore pour qui elles voteront au premier tour. “Ce n’est pas Marine en soi qui m’inquiète, mais l’armée de fachos derrière elle”, précise Catherine qui avoue se poser la question de l’abstention pour la première fois de sa vie. A ses côtés, Filipa ne pipe mot, une façon polie d’acquiescer.
Les gens qui votent FN n’ont aucune culture Faouzi, vendeur sur le marché
A quelques étals de là, le mélange de gouaille et de faconde de Faouzi, Lorrain de naissance et d’origine algérienne, fait tourner toutes les têtes. Il vient d’Hayange, à moins de cent kilomètres, une des villes conquises par le FN aux dernières municipales.
Vendeur de parfums, il a des choses à dire : “Les gens qui votent FN n’ont aucune culture, pose-t-il d’emblée. On est déjà tellement dans la merde ici, je ne vois pas ce que madame Le Pen pourrait faire de plus.” Ce qui inquiète surtout Faouzi, c’est la banalisation du vote en faveur du Front national.
“Les gens ne sont plus fondamentalement racistes, hein ! Ils ont essayé la droite, la gauche… Maintenant, ils en ont marre. C’est fini le temps où on m’appelait ‘le bicot’. J’ai même des amis qui me demande pourquoi je n’essaie pas !”
Une région économiquement sinistrée
En effet, le FN n’apparaît plus aux yeux de pas mal de ses électeurs comme le parti du “point de détail”, fondé en 1972 par Jean-Marie Le Pen. Sa fille, Marine, l’a petit à petit transformé en “parti des frontières”. Au programme : protectionnisme économique, fin de l’espace Schengen, préférence nationale au sein même du territoire, laïcisme à la carte – comprendre interdiction du port du voile dans l’espace public mais pas de la crèche dans les édifices publics.
Elle a fait du FN le “parti du souverainisme intégral”, selon la formule de l’historien Nicolas Lebourg, spécialiste de l’extrême droite. Celui de la fin des traités européens, coupables d’après la rhétorique d’extrême droite d’avoir siphonné l’emploi et importé le terrorisme en laissant les frontières ouvertes. Des formules qui frappent les esprits des habitants de cet ancien bassin minier, durement touché par l’arrêt des extractions.
Depuis 1985, les houillères de Lorraine n’embauchent plus. Le dernier charbon a été extrait de la mine de Creutzwald en 2004. Pour se rendre compte de la désertification, il suffit de rouler sur une départementale de la région. Les chevalements, majestueuses constructions métalliques ou en béton, fierté de l’industrie minière de la première moitié du XXe siècle, ne sont plus que des vestiges du passé, des monuments laissés à l’abandon.
La ville de L’Hôpital est un autre exemple. Cinq puits actifs ont entouré cette petite ville de 5 500 âmes entre 1860 et 1990. Aujourd’hui, les mines sont fermées. Conséquence directe : sur les 27 débits de boisson que comptait encore la ville aux débuts des années 1980, seuls 2 subsistent. L’unique supermarché fermera définitivement ses portes fin mai. “Les chocolats Kinder coûtent deux fois moins cher en Allemagne, c’est vite vu pour les gens”, constate Sophie, la quarantaine, résistante derrière son comptoir du Café du Marché, au cœur de ce qu’il reste du centre-ville.
A L’Hôpital, “tous les commerces ferment les uns après les autres”
Elle a repris l’affaire depuis l’année dernière. Si elle “survit”, c’est parce qu’elle cumule les fonctions de café, de restaurant et de traiteur pour les mariages et autres événements. Son regard sur l’état de la région est aussi lucide que désabusé.
“Tous les commerces ferment les uns après les autres.” Dans les rues de L’Hôpital, les rideaux tirés à perte de vue lui donnent difficilement tort. “Les Allemands, qui autrefois venaient manger dans nos restaurants ou acheter des vêtements, ne viennent plus que nous acheter de l’eau. On les repère vite au contenu de leur Caddie.”
Son constat se termine par une formule qui à elle seule résume l’état d’esprit ambiant, celui du verre à moitié vide : “Finalement, ils ne sont pas perdants en venant en France, nous ne sommes pas perdants non plus en allant faire nos courses en Allemagne.” On lui demande quel serait l’impact pour elle d’une fermeture des frontières.
Elle nous coupe la parole, s’arrête d’essuyer un bock et assène, en nous fixant droit dans les yeux : “Si Marine est élue, on est foutus. Le FN est populaire à cause des anciens qui ont peur des étrangers, alors qu’ils n’en croisent jamais dans leurs villages. Quant à la jeune génération, ça fait un moment qu’elle ne vote plus.”
Un maire de gauche désabusé
C’est en profitant de cette situation catastrophique au niveau de l’emploi que le FN a pu investir les urnes. A L’Hôpital aussi, le FN a dépassé les 50 % au second tour des régionales de 2015. Un an plus tôt, aux municipales, le maire (Divers gauche) de la ville, Gilbert Weber, avait sauvé sa tête face à une alliance du FN et du candidat divers droite au second tour.
Assis dans son bureau à la vue imprenable sur le bassin, il n’est pas étouffé lui non plus par l’optimisme : “L’éventualité d’une victoire de Marine Le Pen ou la fermeture des frontières ? Les gens d’ici s’en foutent. Vous n’imaginez pas le décalage entre les conséquences de telles décisions et ce qu’ils pensent au fond d’eux-mêmes. Il y a un déficit culturel prégnant.”
“Tout s’est écroulé dans la région” Gilbert Weber, maire de L’Hôpital
Les mots sont durs mais traduisent l’état d’alerte de l’édile. “Le chômage se situe entre 14 et 16 %, alors qu’il est à 10 % au niveau national. Tout s’est écroulé dans la région, même si chez nous l’arrêt a été plus progressif que dans le Nord.”
Mis en examen pour “prise illégale d’intérêts par un élu public dans une affaire dont il assure l’administration ou la surveillance”, après l’embauche d’une de ses filles, il espère une victoire de la gauche “si possible proeuropéenne” à la présidentielle française et celle, de l’autre côté, “d’un Martin Schultz moins rigide qu’Angela Merkel”.
De son bureau, au loin, on aperçoit toujours les dernières cheminées de la cokerie de Carling-L’Hôpital, dont le démantèlement devait être achevé en 2014… Le FN n’a rien pu faire pour éviter l’arrêt de ce site en 2012. Cinq ans plus tard, pourront-ils obliger les canards à choisir entre la France et l’Allemagne ?