Les huit Rennais bouillonnants sortent vendredi 21 avril leur deuxième album, « Enfants terribles ». Rencontre.
Au début des années 2010, dans la section « Cinéma-Audiovisuel » du lycée Bréquigny, à Rennes, le cours d’histoire du septième art porte sur la filmographie d’Eric Rohmer. Mais pendant que le professeur évoque Ma nuit chez Maud et Le Genou de Claire, un élève, Lujipeka, sort son portable et commence à regarder un porno. Autour du smartphone et de la partie de jambes en l’air, il commence à papoter avec Foda C, puis avec Larry Garcia (aka Lorenzo) et Yro, également présents dans la classe. La discussion vire sur la musique. Ils se retrouvent à la fin du cours pour lâcher un freestyle (« tout pourri« , assument-ils rétrospectivement) et « commencent à traîner ensemble« . La petite bande, également composée de Sully, Savaane Chaman et Chaps, donnera vite naissance à Columbine.
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Photo Columbine. DR.
Tous issus de ce lycée et de ses filières artistiques, les 8 Rennais commencent à poser leurs punchlines sur des productions qu’ils composent. Et évidemment ces cinéphiles tournent eux-mêmes leurs vidéos. Leur premier clip Vicomte en 2014 secoue les réseaux sociaux, et sera repris dans le zap de Spion, maître-étalon de la vidéo virale sur le web français.
Le collectif inaugure pour l’occasion son rap « de personnages », Yro devient Charles Vicomte, jeune fortuné de Dinard qui scande : « Je connais pas la violence, je règle mes comptes par chèque » et « les pauvres ne savent pas / J’veux bien lâcher un billet mais qu’ils ne réclament pas« . Mais le réseau du rap français a visiblement du mal à capter le second degré. Un site comme culturerap.fr dénonce ainsi « ces vrais riches (mais faux rappeurs) » à cause de qui « le rap de bobo fait son apparition ».
Pas de quoi arrêter le collectif, dont le nom renvoie plus à une fascination pour l’Elephant de Gus Van Sant que pour la fusillade lycéenne, expliquent-ils. Avec des clips à la fois foutraques et soignés, et des textes qui mélangent spleen adolescent, références cinéphiles et punchlines poétiquement absurdes, les Rennais continuent de poster leurs titres, où l’auto-tune s’impose peu à peu.
Avec une constante : chez Columbine comme dans les meilleures auberges, tout est fait maison. « Les sons, les clips, le mix, la post-prod : tout est fait en interne, explique Foda C, chacun a une tâche prioritaire : la production, gérer la caméra sur les clips, le rap, le beatmaking, ou la gestion de l’aspect audiovisuel. Mais ensuite tout le monde donne son avis ; chaque son, chaque couplet, chaque clip est débattu collectivement, chacun apporte sa pierre à l’édifice. De toutes façons, personne n’aime créer seul ».
Photo Vincent Gerbet pour les Inrocks
Adoptant jusqu’au bout la technique du DIY, Columbine va sortir sans aide extérieure son premier album Clubbing for Columbine, au début de l’année dernière. Avec des sons « vieux de plusieurs années« , décrit Foda C, et d’autres plus récents. Parmi eux la pépite Les Prélis, où le beat n’arrive qu’après deux minutes, pour faire durer le plaisir.
Pour ce premier disque, l’artisanat est total : « On vivait dans un appart à six, quand on enregistrait dans la chambre d’untel et qu’il était avec sa meuf, il fallait le faire sortir, c’était assez yolo…. Ce premier album, on le vendait nous-même, on avait les stocks dans l’appart et on envoyait les disques par la poste« , raconte Lujipeka.
Originaire d’une région qu’on pensait perdue pour le rap depuis Manau, les Rennais de Columbine n’entendent pourtant pas la quitter: « C’est plus dur pour se professionnaliser, il y a moins de personnes qui viennent vers toi, de structures qui existent. Et pour tourner on a parfois dû acheter du matos, car les entreprises de location n’avaient pas ce type de matériel…. Mais il y aussi des facilités, comme ces appartements gigantesques dans lesquels on peut tous habiter, ou presque« , décrit Foda C.
« Columbine, c’est une entité de groupe, et c’est important de garder ça« , complète Lujipeka. « C’est une oeuvre collective, tout le monde peut avoir sa carrière au sein de Columbine, c’est la mif« , approuve Foda. Le réalisateur du groupe, Larry Garcia va ainsi développer un personnage de dealer loser, adepte du gangsta rap et outrancier jusqu’à l’absurde : Lorenzo, le rappeur qui proclame : « Je suis le frère de Pascal le grand frère » et « J’suis l’responsable des attentats et des guerres, de toutes les guerres mon gars ». Présent d’abord sur scène avec Columbine, et dans des vidéos hilarantes postées sur YouTube, Lorenzo aka l’Empereur du Sale va se mettre à rapper. Et le succès sera foudroyant. Posté il y a un an son Freestyle du sale cumule aujourd’hui 34 millions de vues :
Avec l’aide de ses potes de Columbine (pour l’occasion Foda C devient « Emilien » et Lujipeka « Fabrice Douceur »), il enregistre une mixtape gratuite, Empereur du sale, récoltant près d’1,5 million de vues sur YouTube et téléchargée finalement plus de 85 000 fois… « C’est un délire qu’on a fait rapidement. C’était assez expéditif, et très marrant à faire. Il y avait des lyrics qu’on avait écrits plus jeunes, et d’autres improvisés. C‘était un délire personnel de Lorenzo mais on est sur pas mal de morceaux, parce ça fait aussi partie de sa « mythologie », ça faisait référence à du rap de groupe… Parfois je faisais Diam’s, il faisait Vitaa, rigole Foda C Son univers est maîtrisé, il a un vrai talent, et il a trouvé comment l’exprimer. » Notamment dans Keske tu veux, son titre fou avec (presque) tout le crew Columbine :
Aujourd’hui chaque vidéo de Lorenzo est un événement sur Internet, il donne des concerts, part en tournée et promet de faire entrer son gimmick « Maméne », version franchouillarde de « My men » dans le dico:
« A priori son prochain projet sera plus solo, raconte Foda C, mais il nous fait écouter ses sons, on lui donne notre avis… De toute façon on se retrouvera plus tard, là on est en tournée séparée, mais l’objectif c’est clairement de faire une tournée ensemble ».
En attendant cette grande tournée foutraque, Columbine sort ce vendredi 21 avril son deuxième album, le bien-nommé Enfants Terribles: « On avait vraiment envie d’évoluer, de faire un album plus construit, plus abouti, sans les mêmes erreurs que le premier », explique Foda C. « On voulait s’essayer à des sons plus rock, plus jazz, et faire un projet plus introspectif« , complète Lujipeka.
Photo Vincent Gerbet pour les Inrocks
Car si Columbine explique « regarder tout ce qui se fait en rap US ou en rap français », leurs influences musicales ne sont pas forcément à chercher de ce côté là : « Quand on produit, on essaie de chercher ce qu’il y a de plus profond en nous, de ce qu’on entendait quand on était plus jeunes, de la musique électronique ou des BO de films« , raconte Foda.
Le premier extrait révélé sera l’entêtante production de Savaane. A l’image de l’album, le rap de Columbine se fait là moins déconnant, plus torturé, dépouillé de tout decorum gangsta du rap, avec des voix torturées par un auto-tune omniprésent:
« Nous avions envie d’être de plus en plus classe, de faire quelque chose de plus poussé musicalement, que ce soit carré, que rien ne dépasse« , raconte Foda C.
« Comme on fait tout, de l’écriture à la prod des sons, la conception et le tournage des clips, la promo, la scénographie des lives, tout ça prend énormément de temps. Mais il y a un but : on a envie de tout connaître, de tout maîtriser. Notre premier album, on l’a mixé nous-même et ce n’était pas top, mais on a compris nos erreurs, et aujourd’hui on peut discuter avec l’ingé son ou le mec du master et vraiment avoir la couleur de son qu’on désirait. Au final, on peut avoir la main sur tout ».
Pour cet album, Columbine s’est un peu entouré : « On a rencontré de nouvelles personnes, de nouveaux potes qui font des beats », on le voit dans les clips d’ailleurs« . Signe d’une production qui se professionnalise, Alex Gopher, acteur essentiel de la French Touch a participé au mastering de plusieurs titres, dont le sautillant Talkie Walkie:
« On cherche toujours à faire des sons uniques, et différents de tout ce qu’on a fait avant, explique Foda , pour cet album, on a fait 500 prods pour n’en garder qu’une au final ». Comme Clubbing for Columbine, ce nouvel album ne comporte pas de featuring, pourtant très répandu dans le paysage du rap français: « On n’a pas rencontré d’artistes avec qui on a eu un bon feeling. Et puis on est déjà pleins dans le groupe… En plus on est à Rennes, et on ne côtoie donc pas beaucoup de rappeurs« .
Un isolement géographique qui conduit Columbine à créer un rap qui ne ressemble à aucun autre, mélancolique et optimiste, poseur et naïf, indolent et énervé, où les états d’âmes et les relations contrariées remplacent les punchlines vantardes.
« On ne sait pas trop comment on est vu par la scène rap française, on ne cherche pas à se placer…, décrit Foda C. On touche un public assez jeune, mais on vieillit, et le public avec nous, comme Harry Potter. Mais dans le rap français, on ne sait pas, on n’a pas vraiment de retours. » Si le rap français ne sait pas encore placer Rennes sur une carte, ça ne devrait pas tarder : il y a bien du rap complètement à l’ouest.
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