Constance Debré signe “Offenses”. Un court texte aux allures de “J’accuse” radical et salutairement dérangeant sur la misère et les injustices. Entretien.
Un jeune homme pauvre, déjà père à 20 ans, pris en otage par un dealer à qui il doit de l’argent, achève une vieille dame de dix coups de couteau. Au procès, il dira qu’il l’aimait bien. Contrairement à Play Boy, Love Me Tender ou Nom, Constance Debré n’écrit pas sur sa vie, mais sur le contexte autour de cet acte, la famille, le monde, tous les faits qui ont formé comme un étau autour de ce garçon, misère comme injustices, jusqu’à ce geste terrible, parce qu’un “meurtre, c’est fait pour que quelque chose s’arrête”.
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En déjà trois livres, elle a fait de la radicalité, de sa vie comme de son écriture, une arme pour anéantir la chair – mensonges, illusions, hypocrisie ou encore fictions que toute société ou tout système nous entraîne à croire et à perpétuer, ou fioritures littéraires – à l’os d’une vérité non dicible. Un an seulement après Nom, où elle se penchait sur sa famille pour faire voler en éclats le culte absurde que la société voue au nom, aux familles et aux origines, ces fictions qui nous définiraient, son écriture, encore plus dépouillée, se fait art martial. Resserrée dans un dispositif – le discours – pour dire que les laissé·es-pour-compte, les outcasts de notre monde, celles et ceux qui sont vaincu·es avant même de perdre, sont nos boucs émissaires, celles et ceux qui porteront nos fautes. Nous, les “heureux du monde”.
Elle fait de ce jeune meurtrier un sacrifié, une victime expiatoire, une figure de saint : “Je l’ai tuée mais je l’ai tuée à votre place. Je tue mais je tue par vous, pour vous et avec vous. Je tue parce que vous vous nourrissez de mon crime, parce que vous vous nourrissez des assassins, pour vous permettre de nous punir parce que ainsi va le monde qui a besoin de victimes […].” Offenses est un tour de force qui – on l’espère – en dérangera plus d’un·e. Parce que la littérature est faite pour affliger les dominant·es et conforter les affligé·es.
Quand on lit le premier “je” qui apparaît dans Offenses, on pense d’abord que c’est le tien, parce qu’on a lu tes trois précédents livres. Pourquoi as-tu eu envie de ne plus écrire à ton sujet ?
Constance Debré — Je n’ai jamais écrit sur moi. De la même manière que je n’écris pas sur le garçon qui est le personnage principal d’Offenses. Il n’y a ni plus ni moins d’altérité dans ce livre que dans les précédents. Le “il” et le “je” sont toujours à la fois distants de moi-même et proches, puisque c’est moi qui les écris et qu’ils sont l’instrument de ce que je veux représenter. Ce sont toujours des personnages, c’est-à-dire des formes. Et le “je” de Play Boy ou de Love Me Tender ou de Nom, qui ne sont d’ailleurs pas exactement les mêmes, ne sont jamais moi exactement, ils sont la forme du récit. Et que les événements utilisés (car c’est la convention du roman qu’il se passe quelque chose) soient de vrais événements, de ma vie, ou d’autrui pour Offenses, ne change rien à la distance, qui est pour moi exactement la même dans chacun de ces quatre livres.
Je voulais depuis longtemps reprendre la figure du meurtrier, du premier ou du dernier des hommes, de celui qui se met hors la loi et qui est mis hors la loi, de celui qui est condamné. Cette figure est partout dans l’histoire, la littérature, la philosophie, la religion. Elle est, pour nommer certains artistes présents ces derniers mois dans ma rêverie, chez Bresson, Pialat, Camus, Dostoïevski évidemment, Péguy, Genet, ou Nick Cave avec ses Murder Ballads. Le condamné – de Platon à Jésus, en passant par Spinoza (et son herem, excommunication des Juifs d’Amsterdam) ou Giordano Bruno – a un rapport avec la vérité, la vérité de tous les hommes. C’est une figure et c’est aussi – et ça me semblait important de le rappeler – une réalité, que je voulais représenter dans cette double dimension, contemporaine et politique d’une part, universelle et quasi mythologique de l’autre.
“Le condamné a un rapport avec la vérité, la vérité de tous les hommes”
Le crime autour duquel tu écris est un fait divers. T’inscris-tu dans ce qui est devenu presque un genre littéraire ?
Mon approche est à l’opposé de celle du fait divers, à l’opposé en quelque sorte de ce que fait Carrère dans L’Adversaire et beaucoup d’autres écrivains contemporains : voir ce que le fait divers a d’excitant ou de monstrueux. Alors que le fait divers n’est pas monstrueux. C’est bien pire et bien plus intéressant que cela. Le fait divers n’est pas étranger. Chaque crime concerne tous les hommes. Et le procès et la condamnation sont une violence sur une violence qu’il convient aussi d’interroger, je crois. Parce qu’il me semble qu’on a oublié certaines choses. Alors j’écris pour rappeler. Que Raskolnikov ou Meursault, c’est ce type qu’on croise dans le métro, ce type qui est en taule, que la littérature et la vie sont la même chose. L’écriture me sert à mettre au jour des vérités. Ce sont ces vérités qui dictent la forme, celle du “je” ou du “il”, mais ça n’a de mon point de vue aucune importance.
Quelles sont les questions, littéraires et/ou éthiques, que tu t’es posées en écrivant “je” pour ce jeune homme ?
Aucune question éthique. J’écris, ça veut dire que je prends à ma charge la totalité de l’expérience humaine. Écrire, c’est croire au langage, c’est croire à l’universalité, au fait qu’on puisse se parler, parce qu’on est chacun l’humanité entière. Cette histoire de légitimité est une vaste connerie. C’est même dangereux parce que le mouvement moral le plus important, c’est se mettre à la place de l’autre, se demander ce que c’est qu’être l’autre : la personne que j’aime, un type qui dort dans la rue, mon ennemi, mon ami, l’indifférent, l’étranger. Je crois que ce mouvement est essentiel. Et le jour où on ne parlera plus que de sa soi-disant position, alors on n’aura plus que des histoires parallèles, et chacun sera conforté, prétendument par respect, dans un égoïsme, un narcissisme, une incuriosité, une indifférence qui me dégoûtent d’avance. Donc aucun problème à parler pour ce personnage qui est l’humanité tout entière – comme Raskolnikov, Meursault et tous les autres, de Swann à Vautrin ou à la Jeanne d’Arc de Péguy, sont toujours l’humanité tout entière au nom de laquelle j’ai comme chacun le droit, sinon l’obligation, de m’exprimer. Si l’écrivain que je suis ne parlait que de moi-même selon ma biographie, franchement, je ne me dirais pas écrivain.
“Le jour où on ne parlera plus que de sa soi-disant position, alors on n’aura plus que des histoires parallèles”
Quels sont les liens entre ton ex-métier d’avocate au pénal et l’écriture aujourd’hui ?
Être avocat (avocat pénaliste, sinon c’est avocat conseiller et ça n’a rien à voir avec la vérité) ou écrivain, c’est la même chose. C’est parler et dire la vérité de ce qu’on voit. Ce n’est pas technique. La vérité n’en est jamais une. C’est pour ça que j’aimais défendre, c’est pour ça que j’aime écrire. Être avocat ou être écrivain, c’est à mon sens être à la fois dans le système et profondément contre. Au nom d’ailleurs des valeurs soi-disant les plus nobles de la culture de ces sociétés. L’avocat a fait du droit, il est du même monde que les juges, et il plaide contre (contre la loi, contre une certaine application de la loi disons). L’écrivain, pour moi, a la même position, il est culturellement bourgeois, par sa maîtrise de la langue, par l’utilisation de son pouvoir, et il est nécessairement contre, la loi, les conventions, le groupe. Nécessairement, structurellement, l’écrivain (il n’y a qu’à penser aux plus grands) dit la lutte de la société et de l’individu, et il est toujours du côté de l’individu, c’est-à-dire du plus faible.
La théorie qui court en fil rouge, c’est que la bourgeoisie, les riches ont délégué le mal aux pauvres. Que celles et ceux-là prennent en charge le crime, le mal, ce qui permet aux riches, aux nanti·es, au fond à nous, de continuer à croire qu’elles et ils vivent bien, sont bons, à s’en laver les mains…
Oui, je crois. Non ? Mais dès qu’il s’agit de théorie, je ne veux pas ajouter de phrases à celles du livre, c’est pour cela que je crois à la littérature, qui seule peut approcher, attraper des vérités comme celle-là. Des choses qu’on sait tous, qu’on a vécues mille fois, et qu’on ne peut peut-être dire que dans la littérature. Ou alors il faudrait faire la révolution, mais les révolutions ont échoué ou ne font que rétablir un nouvel ordre avec toujours des forts et des faibles. C’est moins la bourgeoisie que les hommes, le groupe, les sociétés… Je ne crois même pas que “les riches” soient pires que “les pauvres”, ils sont – nous sommes – plus obscènes cependant.
Tu écris : “Il suffit de voir comme c’est laid, les hommes, les femmes…” et aussi qu’“un homme doit être sacrifié pour et par les autres”… On va dire que c’est un livre “nihiliste”. Tu en penses quoi ?
Si j’étais nihiliste, je n’écrirais pas. C’est parce que je ne le suis pas que je crois à la littérature, au langage, à quelque chose de commun entre tous les hommes, qu’en somme, je crois. De la même manière, je n’aurais pas été avocat, je n’aurais pas défendu autrui en parlant pour lui, si je n’avais pas cru que ma parole pouvait être entendue par un juge, qui pouvait reconnaître que ce que je disais pour mon “client” (affreuse expression) était quelque chose que lui, le juge, se souvenait savoir. Je suis pessimiste, oui, comme Blaise Pascal croyait à la misère de l’homme, comme les jansénistes et contre les hypocrites jésuites, je crois que tout est noir, l’homme et la société, et pourtant je crois à la possibilité du langage, du salut, de l’amour.
“Je crois que tout est noir, l’homme et la société, et pourtant je crois à la possibilité du langage, du salut, de l’amour”
Très vite, tu en appelles à un vocabulaire religieux, en faisant de ce jeune homme un “saint”. Tu dis que tu écris la vie des saints. Pourquoi cette idée de sainteté t’intéresse-t-elle ?
Je crois que dans tous mes livres je fais l’éloge – pour paraphraser Kant – des grandeurs négatives. C’est-à-dire, mais je n’ai rien inventé, que je donne de la noblesse au profane, de la grandeur à ce qui est classiquement réprouvé, je fais, pour dire les choses autrement, un éloge moral de l’indignité. Le vocabulaire religieux n’est pour moi qu’une forme, mais certes pas des moindres. Ce qui m’intéresse dans la religion, c’est ça, c’est la forme (c’est son obsession, et pour moi ce n’est que ça, la religion) qu’elle propose, de la même manière que la littérature n’est que la proposition de formes au chaos de l’existence.
Avant de commencer notre entretien, tu me disais que tu avais moins envie de parler de littérature que des moyens de vivre et d’écrire…
La littérature n’est pas une chose en retrait du monde. La littérature, c’est la seule expression humaine qui parle de la totalité de la condition humaine. Je trouve idiots ces écrivains (c’était hyper-courant à une époque) qui disaient qu’ils auraient préféré faire de la musique. Non, la littérature est supérieure à la musique, elle est supérieure à toutes les autres formes d’art, parce qu’elle parle, et parce qu’elle parle de tout. C’est comme ça. Donc, partant de cette idée, ce que je disais, c’est que je trouvais dommage qu’on interroge les écrivains sur la littérature plutôt que sur le reste.
Ce qui est intéressant, c’est de savoir comment vivent les écrivains, ce qu’ils pensent de l’existence, pas tellement, ou en tout cas pas seulement, ce qu’ils pensent des autres écrivains. Les écrivains ne sont pas des spécialistes qu’il faut interroger sur leur spécialité. Leur spécialité, c’est de n’en avoir aucune. Moi, par exemple, la question que je me pose depuis très longtemps, c’est de savoir où vivre (ce “où vivre” étant naturellement une sorte de métonymie du “comment vivre”), et je m’aperçois qu’à mesure que je me la pose, que je n’arrive pas à la résoudre, j’ai été dans beaucoup d’endroits, de villes et d’appartements, et que ne pas résoudre la question est peut-être y répondre. Et que ne pas répondre à une question, c’est bien sûr ne pas mourir.
N’empêche que je ne sais toujours pas où j’habite au sens très concret des choses, et que pourtant chaque jour je suis bien quelque part avec derrière la tête cette idée d’un appartement, d’un lieu, mais où, et sans doute pour le quitter et aller ailleurs. On est de nos jours dans des sociétés si sédentaires que ma manière de vivre est assez peu comprise, y compris de ceux qui se disent anti-bourgeois, or je trouve – même si je connais bien l’inconfort de la chose – une certaine valeur à traverser le monde ainsi. Néanmoins, si un lecteur du journal avait quelque chose à me louer à environ 1 000 euros à Paris (pas rive gauche, de préférence) ou pas loin, ça pourrait m’intéresser, merci de transmettre.
Quel regard portes-tu sur notre société, sur notre époque ?
Il ne me viendrait pas à l’idée de juger l’époque. Je peux juger des individus, hommes politiques, artistes ou n’importe qui, mais une époque, non. C’est la seule réalité qui existe. La seule possibilité de dérouler l’être. Quant à l’époque, la nôtre ou les précédentes (puisque critiquer l’époque, quelle qu’elle soit, est une constante), je ne vois pas de quoi on l’accuse. Or, me concernant, “l’époque” me fout plutôt la paix, et je ne vois pas bien en quoi j’aurais été mieux sous Louis XV ou sous Pompidou. Et puis il y a une manière de vivre à Paris qui me va, solitaire, à dérouler dans un Paris qui n’est pas haussmannien, ou pas pareil, le métro souterrain ou aérien que j’adore, la piscine, les bibliothèques municipales, certains rades pour le café au comptoir, travailler, ne pas voir les gens qu’on ne veut pas voir, ne pas aller dans les expos, les musées, lire, réfléchir, voir tout ce qu’on veut grâce à internet, il suffit de redessiner la réalité à l’intérieur de la réalité. L’époque me fout la paix, comme n’importe quelle grande ville, c’est tout ce que je lui demande et c’est déjà beaucoup.
Offenses de Constance Debré (Flammarion), 140 p., 17 €. En librairie le 5 février.
Merci à La Recyclerie, Paris XVIIIe, pour son accueil.
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