Retour sur ce moment live d’excitation rare, qui eut lieu lors de la 34e édition, le jeudi 15 décembre 2022, à La Bourse de Commerce-Collection Pinault.
Jamais vu jusqu’ici Martin Rev seul. Une fois seulement, à la toute fin des années 1980, à Montpellier, j’ai vu jouer Martin Rev “en partie seul”, quoique sous le nom de Suicide. Il était monté solo sur scène vingt minutes avant Alan Vega, son frère de crime, mais c’était uniquement pour lancer les machines : on a donc vu un Grand Duduche qui ressemblait – si tant est que ce soit possible – à une version Power Ranger d’Elliott Gould dans Le Privé de Robert Altman (même genre de grand dadais à demi ahuri à chevelure bouclée et silhouette de gorille) appuyer sur un bouton, comme le ferait un roadie ou un ingé son, et se casser aussitôt en loges, sans un regard.
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En 1989, pour un public régional pas du tout informé qu’un truc baptisé techno vient d’être mis au monde à Detroit, cela apparaissait comme du mépris pur et simple. C’était pas dans les codes. Un groupe de rock, ça arrive ensemble, ça veut faire l’amour à son public. Rev n’en avait rien à battre, manifestement. Il était venu lancer le beat de Ghost Rider en mode “fils de vitrier” et point barre.
Trois brusques minutes de pure violence physique
Le même beat a duré comme ça vingt minutes, avec toujours personne sur scène. Juste un synthé, seul et nu. Et la tension qui commence inévitablement à monter. Et puis Rev, entre les crachats, est revenu se camper derrière sa machine et ses grosses lunettes de soudeur : toujours le même beat, toujours Ghost Rider. Et puis Alan Vega a fait son entrée. Dieu qu’il était laid !
On aurait dit un proxo de Spanish Harlem, coupe de cheveux de gitan, visage phat et difforme, un vieux survêt noir délavé en guise de pantalon : son allure était tassée et tout aussi difforme. Il a commencé à yodler sur Ghost Rider, mais un punk local a voulu lui faire payer les vingt minutes d’absence physique : il s’est approché et lui a baissé son froc. Vega lui a balancé une baffe dans la gueule, le mec lui en a renvoyé une autre. Alors Vega a jeté le micro au sol et s’est cassé pour retourner dans des loges qu’il avait quittées seulement trois minutes auparavant !
Un moment d’intensité punk saisie dans sa condensation la plus pure
Martin Rev, lui, n’a pas bougé. Je veux dire : il ne s’est aperçu de rien. Ça a bien dû lui prendre dix minutes avant qu’il ne comprenne la situation et se tire à son tour, à demi voûté, trop grand pour ce monde bas de plafond. Mais en laissant tourner le même beat, ce même “too doudoudoud doudouddou doudoudou doudoodou doudoodou doudoodou” bien tape-nerfs, de Ghost Rider, qu’un technicien, passé un petit moment, est venu couper à jamais. Ce concert de Suicide aura duré 43 minutes : en fait trois brusques minutes de pure violence physique enrobée de deux fois 20 minutes de solitude robotique.
En 1989, j’ai cru voir le pire concert de ma vie. C’est comme la psychanalyse : ça m’a pris des années avant de comprendre. J’avais vu ce soir de 1989 un moment d’intensité punk saisie dans sa condensation la plus pure, et ça ne m’arriverait plus si souvent. Mais j’avais aussi entrevu le futur : entendre le même beat sans variation durant 45 minutes allait devenir, avec le temps et les raves, mon activité principale et non rémunérée.
Un concert hallucinant à Marseille sur une île du Frioul
Depuis, j’ai souvent revu Suicide, avec des hauts (un concert au Sónar de Barcelone, où Vega rejouait Elvis à genoux pour tous les vieux tox et tous les tapins de la ville), des trucs plus carrés et moins dramatiques (au Centre Pompidou) et un concert hallucinant à Marseille sur une île du Frioul où Vega, vieux roi malade et impotent, assistait assis sur son trône à un concert qu’il ne pouvait plus assurer qu’en partie et présentait à son peuple son dauphin, en la qualité de son fils de 15 ans, ado à duvet qui préférait chanter (faux de bout en bout !) du rap. Martin Rev était derrière, il ressemblait toujours à Elliott Gould déguisé en Power Ranger, et on continuait de se demander à quoi il pouvait bien penser. Et depuis ?
Depuis Vega est mort, un jour de juillet 2016. Et les fans de Suicide, qui n’avaient jamais vraiment fait cas des albums solo de Rev, ont commencé à comprendre que Rev solo était aussi intéressant que Vega, sinon plus pervers : il ne compose que des comptines pour enfants (Dream Baby Dream en était une), mais elles respirent un air malsain qui en fait tout le sel vénéneux : Mari, Whisper, Secret Teardrops, I Heard Your Name, autant de joyaux qu’une amie, un jour, avait résumés sous la formule suivante : les morceaux débilos du groupe d’Hélène et les Garçons immergés dans un snuff movie. Voir programmé Martin Rev en France, aux Inrocks Festival, à la Bourse de Commerce, un soir Frigidaire de décembre 2022, est un pari en soi : le mec est à trois jours de ses 75 ans, et personne n’a la moindre idée de ce à quoi pourrait ressembler son tour de chant.
Macron a raison : qui aurait pu prédire ça ? Un son sale, comme personne n’en fait plus, rugueux, saturé et sexy. Joué dans un style collision de trains à grande vitesse. Rev, toujours un peu trop ninja, porte des lunettes si grosses qu’elles doivent protéger du Covid, et il fait globalement ce qu’il veut.
Il balance des séquences entières de samples disponibles dans toutes les banques de sons gratis, les triture, les massacre de ses poings, enchaîne aussi bien un moment mariachi avec le Diamonds, Fur Coat, Champagne du deuxième album de Suicide (celui de 1980), puis des morceaux géniaux de mauvais goût avec des sons de grosses guitares FM comme on en entendait dans les pornos californiens du début des années 1990 (quand ce pou de Ron Jeremy invitait ses potes de Guns N’Roses à venir se rincer l’œil sur les plateaux moyennant un riff sous pseudo) mais passés au hachoir dans des ébranlements d’improvisations synthétiques dignes de Sun Ra.
Et encore : une séquence boogaloo d’une suavité absolue, des moments “à la Cramps” qui feraient pousser des chorégraphies à Mercredi, et quelques phases chantées où il semblerait que Martin Rev ait ingéré le cadavre de son frère Alan Vega. Soit un concert fait pour la danse, pour les steakhouses américains, mais aussi un concert pensé pour déclencher des émeutes, où chaque son est une provocation.
C’est aussi ce qu’on a entendu de plus libre depuis des lunes : Martin Rev n’a rien à perdre. Il peut se permettre ce qui paralyserait tout·e autre musicien·ne au monde. Il livre un burger à plusieurs étages, un enchaînement de sons iconoclastes joués par un serpent à sonnette qui agite ses tentacules comme une pieuvre et casse chaque note en appuyant sur les poings.
À terme, ça forme un continuum de pure sexualité. Martin Rave. Mais ça devait déjà être ça, la stupéfaction Suicide en 1973, 1974 : ces deux mecs n’avaient pas surgi des immeubles en ruines du Lower East Side pour faire du rock, mais pour souder quelque chose entre la geste artistique conceptuelle (Vega exposait des verres soufflés) et le King bouffi amateur de beurre de cacahuète. Mais voilà, pour sucer l’essence du King et redonner à la violence son sens, on n’a jamais trouvé mieux que ces deux idiots dostoïevskiens.
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