Hyper politique, le quatrième album de Kendrick Lamar, « DAMN. » est fascinant de complexité textuelle et musicale. D’ores et déjà l’un des grands albums de 2017.
Si notre tendresse pour With or Without You est inaltérable, la présence de Bono parmi les featurings du nouvel album de Kendrick Lamar, DAMN., avait jeté un certain froid sur notre excitation pourtant bouillonnante. « Il n’a trouvé personne d’autre sérieux ?! » étant ce qui nous venait en tête à ce moment-là, c’est-à-dire avant d’avoir écouté ledit album, que Kendrick Lamar annonçait pour le 14 avril, sans possibilité de pré-écoute comme très souvent maintenant avec les poids lourds de l’industrie musicale décidés à renverser le rapport de force avec labels et journalistes.
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Bien mal nous en pris. Le morceau, baptisé XXX., à peine un featuring, est l’un des meilleurs moments de l’album et résume à lui-seul le rap complexe que développe Kendrick depuis Good Kid M.A.A.D City, son deuxième album sorti en 2012. Narratif, politique, philosophique, déconstruit, embrassant ruptures et changements de rythmes, mélodies, samples, scratch nineties, sirènes de club, XXX. échappe à la cacophonie pour nous balancer une grosse claque. Et Bono dans tout ça ? Il fait de furtives apparitions, notamment en outro du morceau, qu’il n’a pas le temps de finir, brusquement coupé, ou plutôt suspendu dans les airs. Moment étrange à l’image de l’album, aussi classique que surprenant, dont l’exploration semble toujours plus inattendue, toujours plus infinie, comme bourré de portes à pousser, d’énigmes à déchiffrer, de codes à décoder.
XXX., donc. La première partie développe une histoire de vengeance et de courage, Kendrick Lamar assurant que si l’un des siens se fait tuer dans la rue, il n’hésitera pas à punir le coupable et laisser l’arme du crime sur place, sans avoir peur de se retrouver traduit en justice. La seconde est une charge sans pitié contre l’Amérique:
« Le grand drapeau américain est roulé et traîné avec des explosifs (…) Donald Trump est en poste, nous avons perdu Barack et avons promis de plus jamais douter de lui. L’Amérique est-elle honnête ou nous prélassons-nous dans le péché ? Passe-moi le gin, je le mélange au sang américain. » Puis, plus loin : « Vous dites à Fox d’avoir peur de nous, des membres de gangs ou des terroristes, etc, etc. »
Comme son prédécesseur, l’incroyable mais plus jazz To Pimp A Butterfly, DAMN. est éminemment politique et pas du genre policé. Kendrick s’est fait le porte-voix du mouvement Black Lives Matter, ne cessant de dénoncer violences policières et injustices subies par la communauté afro-américaine, criant désormais sa rage contre Donald Trump et Fox News, dont il sample deux extraits d’émission (dont l’une critiquait sa prestation aux BET Awards en 2015).
Un album de réflexions sur la condition humaine
Dès le premier morceau, ça part fort. Sur la bien nommée BLOOD., Kendrick raconte avoir voulu aider une vieille dame aveugle dans la rue : « Il me semble que vous avez perdu quelque chose, je peux peut-être vous aider à le retrouver ? » La vieille femme lui répond : « Oh oui tu as perdu quelque chose. Tu as perdu ta vie » avant de lui tirer dessus. Bilan : « Est-ce de la méchanceté ? Est-ce de la faiblesse ? Allons-nous vivre ou mourir ? »
Comme le laisse présager cette parabole, le Californien ne se contente pas de déverser sa colère contre ce monde qui court à sa perte. DAMN. est un album de réflexions sur la condition humaine, porté par quatorze morceaux aux titres formés sur le même modèle : des capitales et un point final. Comme autant de poings tapés sur la table du rap-game. Voici donc DNA. LOVE. LUST. LOYALTY. PRIDE. HUMBLE. FEAR., GOD., et même DUCKWORTH. son véritable patronyme. S’y mêlent égotrip (sur LOVE. Kendrick compare ses exploits sexuels à ceux de Mike Tyson sur le ring), politique, colère, dépression dans un grand cri terriblement humain. Celui de la multiplicité et du paradoxe.
« J’ai la loyauté, la royauté dans mon ADN »
Ainsi, si FEEL. transpire la solitude et la dépression – Kendrick s’exclamant même en refrain « Personne ne prie pour moi », un leitmotiv chez lui – DNA. est une ode à lui-même. Sur un beat lourd et moite, le rappeur se félicite de s’être hissé au sommet à l’âge de 29 ans et l’assure : « J’ai la loyauté, la royauté dans mon ADN. » Même chose sur ELEMENT. où Kendrick assure qu’il garde les pieds sur terre, reste fidèle à son quartier, aux siens et balaye d’un revers de la main toute idée de lose : « Je ne fais pas ça pour Instagram, je fais ça pour Compton » explique-t-il, assurant qu’il ne retournera jamais aux deals. Un motif classique du hip-hop et du r’n’b, autrefois popularisé par J-Lo qui lâchait sur Jenny From the Block : « Ne te laisse pas avoir par mon assurance, je reste la Jenny du quartier. »
Cette explication de texte pourrait durer très longtemps, tant Kendrick Lamar a fait de l’écriture sa marque de fabrique. Parolier de génie, capable de mêler récits, punchlines, répétitions, onomatopées, le rappeur module sa voix dans un flow parfois smooth, parfois agressif, toujours fascinant. Sa musique navigue habilement entre les nineties et 2017, s’offrant des incursions du côté du beat lourd de club et de la mélodie pop, de Tupac, d’Outkast, de Drake, et même de Connan Mockasin (sur PRIDE) pour un rendu d’une richesse jouissive. Avec en climax la déjà connue mais toujours aussi dingue HUMBLE., d’une perfection tout en équilibre assez rare.
DAMN. est un album profond, qui déroule son propre film chamarré, avec travellings, dialogues, costumes et acteur de premier plan : Kendrick lui-même, qui se place au centre de son oeuvre. Tout juste invite-t-il quelques personnages secondaires dans ses récits comme dans ses morceaux. Outre Bono, Rihanna et Zacari apparaissent en featurings, ce dernier ayant écrit le très beau LOVE tandis que la Barbadienne sublime LOYALTY. Côté contributions, notons la présence de plusieurs gages de qualité : BADBADNOTGOOD, Mike WiLL Made-It, James Blake, DJ Dahi, Sounwave, Kid Capri, Kaytranada, Kamasi Washington, et même le jeune Rat Boy passé par le festival des Inrocks en 2016
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