Dix ans après « L’Ile noyée », le dessinateur de BD et game designer belge Benoît Sokal revient au jeu vidéo avec le troisième épisode de sa célèbre saga mêlant énigmes et aventure : « Syberia ». A quelques jours du retour de son héroïne Kate Walker, Sokal s’est confié aux « Inrocks ». Au programme : le jeu vidéo, la bande dessinée, la réalité virtuelle, Mary Poppins et les armoires Ikea.
Pourquoi êtes-vous resté aussi longtemps éloigné du jeu vidéo ?
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Ce sont les aventures de la vie. J’avais monté ma propre boîte, White Birds Productions, et je me suis rendu compte que ce n’est pas forcément la meilleure idée, en tant que créateur, d’être aussi intéressé par les résultats d’une entreprise, même modeste. Et quand White Birds s’est arrêté, j’ai eu davantage envie de faire de la bande dessinée parce que ça me paraissait un moyen plus simple, plus rapide de monter des projets. Donc j’ai fait de la bande dessinée pendant quatre ou cinq ans. Et puis j’ai commencé à parler avec les gens de Microïds d’éventuellement imaginer la suite de Syberia et le temps que le projet se mette en place… C’est comme tout : c’est lent et on ne voit pas le temps passer.
Depuis votre dernier jeu, L’Ile noyée, qui est sorti en 2007, avez-vous suivi ce qui s’est fait en jeu vidéo ?
Je ne suis pas une encyclopédie du jeu vidéo. J’ai beaucoup suivi Assassin’s Creed parce que j’y retrouve un goût de recréer des univers avec le maximum de crédibilité même s’il y a un décalage avec la réalité et que c’est plutôt de l’ordre du fantastique. C’est quelque chose me passionne. Evidemment, ça peut paraître éloigné de ce que je fais, mais c’est plutôt vers cette famille de jeu vidéo que j’ai regardé. Même si, je dois l’avouer, j’étais plutôt plongé dans la bande dessinée.
En revenant au jeu vidéo, avez-vous trouvé le paysage ou les technologies changés ?
Pas vraiment. En matière de technologies, je pense qu’il y a eu des évolutions naturelles, des évolutions qualitatives, de performance. Mais, pour moi, la vraie révolution, c’est la réalité virtuelle, parce que ça met en cause non seulement le jeu vidéo, mais aussi des tas de domaines de la vie courante, au même titre que le walkman était une vraie révolution de nos mœurs dans les années 80. Même si ça paraît ringard maintenant, ça a enclenché des tas de choses. Je pense que le casque VR est une révolution de cet ordre.
Est-ce qu’en tant que créateur, pour le type de jeux que vous faites, vous pensez aussi à la réalité virtuelle ?
J’ai rencontré les gens de Sony il y a quelques semaines à San Francisco et mes jeux les intéressaient justement pour leur côté calme et contemplatif. Parce que c’est vrai que la réalité virtuelle, qui est une recomposition assez arbitraire de notre oreille interne, assez souvent, quand ça bouge, ça fout la gerbe. Mais c’est passionnant. J’ai plein d’idées. Par exemple, je vois bien une prison virtuelle : au lieu d’enfermer les gens, on leur colle un casque et on les emmène dans des mondes virtuels où ils doivent retrouver une innocence perdue. J’imagine toutes sortes de scénarios. En dehors de ça, c’est vrai que, dans Syberia 3, Kate Walker est mieux. Elle a plus de polygones, elle bouge bien. Les décors sont en 3D donc il y a plus de souplesse, mais ils sont moins fignolés parce qu’avant, je retouchais tout moi-même. Donc je suis moins démiurge de mon projet, que je dois déléguer à une technologie que je domine moins.
Ça paraît paradoxal. On pourrait imaginer qu’avec des technologies plus avancées, il soit possible d’obtenir un résultat plus proche de ce que vous avez en tête, mais, en réalité, c’est plutôt le contraire ?
Ce que je domine le plus, c’est une image arrêtée. Là, il y a davantage d’intermédiaires. J’ai dû réapprendre certaines choses, trouver d’autres systèmes pour parvenir au même résultat. Il faut que je m’adapte à des choses qui me sont moins familières. Mais, au final, ce qui est important pour moi, c’est de raconter une histoire avec ce que je vois comme le moyen d’expression idéal du début du XXIe siècle. Le jeu vidéo, c’est formidable. C’est une narration différente, même si, comme je privilégie le scénario, je n’en tire pas forcément tous les avantages.
En termes d’écriture, est-ce que le jeu vidéo est très différent de la bande dessinée ?
Au départ, pas vraiment : c’est une histoire, avec un personnage. C’est imaginer un monde, un univers décalé et différent, selon des règles qui sont personnelles à chaque créateur. Moi, j’aime bien partir du réel et opérer ensuite une sorte de glissement. Mais, après, ça dévie. Dans la bande dessinée, tout est très tenu. Ça reste une narration relativement traditionnelle, comme le cinéma, le théâtre, alors qu’avec le jeu vidéo, on bascule dans autre chose, face à un lecteur devenu joueur qui est un parfois un peu distrait, qui regarde à droite-à gauche… Il faut le diriger tout en lui donnant l’impression qu’il n’est pas vraiment dirigé, lui laisser une liberté de déambulation, de choix, de hiérarchie dans ce qu’il découvre. C’est ce qui m’agace et m’intéresse à la fois. Je ne crois pas que le jeu vidéo, ce soit autre chose que raconter une histoire. Alors, évidemment, il y a des fois où l’histoire est un match de foot, mais ça reste une histoire. Simplement, on n’a plus le contrôle de la dramaturgie et pour créer une émotion, pour faire rire, pour faire pleurer, ce n’est pas si facile avec cette espèce de joueur qui fiche le camp dans n’importe quelle direction et qui n’est pas attentif comme on voudrait qu’il le soit. Alors on trouve des ficelles, le joueur découvre par petites touches et, bizarrement, parfois, c’est lui qui crée une hiérarchie qu’on ne lui proposait pas. Il se dit que Kate Walker a fait ça, puis ça, puis ça et que donc, ensuite, ça doit se passer comme ça parce que… c’est le bordel ici ! Je pense que le joueur aime bien avoir un sentiment de liberté, mais pas trop non plus.
Dans certains jeux, les choix du joueur orientent l’histoire et il y a plusieurs embranchements, plusieurs fins. Ça ne vous a pas tenté pour Syberia 3 ?
Ça, jamais ! Pour une raison simple : quand je vais voir un film au cinéma, je ne veux pas avoir quinze fins. Le gars qui a écrit le film, qui l’a réalisé, a bien bossé sur son scénario et s’est dit : bon, cette fin-là, c’est pour moi la meilleure possible pour telles et telles raisons. Donc je ne vais pas proposer à quelqu’un d’autre de choisir. Ou il me fait confiance pour que je lui ai trouvé la meilleure fin possible, ou il va voir ailleurs. Un jeu vidéo, ce n’est pas une armoire Ikea, ce n’est pas « faites tout vous-même ». En plus, on a envie que ça commence par « il était une fois » et que ça se termine par « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Ce n’est pas Blanche Neige, mais il y a quand même quelque chose de ça. Après, ça peut aussi être « ils furent très malheureux et n’eurent pas du tout d’enfant », mais on a réfléchi avant.
Est-ce que le jeu vidéo a influencé votre manière de faire de la bande dessinée ?
Je ne sais pas. J’ai commencé par faire Canardo, qui était une BD humoristique et, maintenant, c’est quelque chose m’intéresse moins. Ce que je fais aujourd’hui est beaucoup plus méticuleux. Ça vient peut-être du jeu vidéo, ce soin dans la reconstruction d’un univers dans lequel le lecteur – ou le joueur, peu importe – rentre à pieds joints. J’essaie de retrouver ce côté immersif qu’il y a dans le jeu vidéo et qu’on ne trouve pas beaucoup dans la bande dessinée. Ça me fait penser aux illustrations du début du XXe siècle dans lesquelles on voit un enfant qui lit un livre et qui est rétro-éclairé par le livre. C’est un peu le rapport qu’on avait aux livres : on est éclairé par les pages, mais on n’est pas dans le livre. Le jeu vidéo, c’est plutôt comme ce film de Woody Allen, La Rose Pourpre du Caire, dans lequel Mia Farrow va rejoindre les acteurs. Ou comme Mary Poppins qui saute dans un tableau et y circule avec les enfants. Peut-être que, maintenant, j’essaie un peu de faire ça dans la bande dessinée.
Etes-vous tenté par le transmédia, par l’idée d’imaginer une œuvre qui se développerait à la fois dans une BD et dans un jeu vidéo ?
Je l’ai fait pour Syberia puisque mon fils a écrit une BD. C’est une tentative mais c’est très bizarre. J’ai cru que le jeu vidéo était l’enfant de la bande dessinée, qu’il y avait une évolution logique et que tous les gens qui faisaient de la BD au XXe siècle allaient faire du jeu vidéo. Et, finalement, je suis presque le seul à le faire. Quand je vais à Angoulême, par exemple, ce n’est pas d’une grande évidence que je sois aussi un mec qui fait des jeux vidéo. Je pense, mais je n’en suis même pas sûr, que c’est parce que ce sont deux médias très prenants, qu’on a 24 heures dans la journée, une certaine somme dans son portefeuille et qu’on a affaire à des gens assez collectionneurs. Dans la BD, c’est une évidence mais c’est le cas aussi dans le jeu vidéo : ce sont des gens qui ne jouent pas à un seul jeu, qui se font un devoir de tout connaître. Donc ils ne peuvent pas faire les deux de manière égale, ils doivent choisir. Mon idée, c’était donc de leur raconter la même histoire dans la BD et dans le jeu vidéo. Mais c’est un peu une cote mal taillée, quand même. Il faudrait réinventer complètement l’histoire.
Après Syberia 3, est-ce que vous allez plutôt faire une BD ou un jeu vidéo ?
J’ai une bande dessinée qui sort en septembre, Aquarica, une histoire que j’ai imaginée pendant les vacances avec François Schuiten, qui est un ami d’enfance. Au départ, elle était faite pour le cinéma, mais comme ça traîne un peu, je l’ai adaptée en bande dessinée. Et d’ici là, je travaille sur Syberia 4. Ce n’est pas désagréable de changer de genre. On dit que de l’uniformité naît l’ennui. Ou que changement d’herbage réjouit les veaux. Et puis c’est une autre manière : la BD, c’est solitaire mais c’est un espace de liberté parce que c’est moins cher, il y a moins de pression. Et c’est quand même mon premier moyen d’expression. Je suis né avec la bande dessinée, pas avec le jeu vidéo. J’y serai toujours attaché, même si je trouve qu’elle ne va pas très bien, à part pour deux ou trois exceptions qui sont plutôt des arbres qui cachent la forêt. Alors que le jeu vidéo est florissant.
Syberia 3 (Microïds / Anuman Interactive), de 30 à 50€, disponible le 20 avril sur PS4, Xbox One et PC. Des versions iOS, Android et Nintendo Switch sont aussi attendues dans les prochains mois.
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