Trois ans après sa disparition, seize textes inédits de Claude Lévi-Strauss rappellent que l’auteur de Tristes tropiques s’intéressait aussi à l’actualité de son pays. Un regard décentré et éclairant sur les enjeux de la vie moderne occidentale.
De la mort de Lady Di à la crise de la vache folle, qu’y avait-il de saisissant dans ces faits d’actualité des années 90 pour que Claude Lévi-Strauss, mort en 2009, s’y penche avec intérêt ? En quoi sa connaissance des sociétés dites « primitives » offrait-elle un cadre de pensée pertinent pour saisir l’ambiance fin de siècle de nos contrées occidentales ? De 1989 à 2000, l’auteur de La Pensée sauvage se « risqua » ainsi à un exercice dont il se méfiait par principe, commenter l’actualité générale, à la demande du journal italien La Repubblica.
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Une compréhension quasi cosmogonique du présent
Lévi-Strauss s’était jusque-là plutôt tenu à un certain retrait méthodologique, refusant la posture de l’intellectuel « engagé » dans son époque, contre laquelle il défendit un « regard éloigné », parfois plus subversif que les regards trop frontaux de ses pairs. De fait, Lévi-Strauss n’était ni un journaliste, ni même un analyste politique prétendant, en surplomb, décrypter un fait d’actualité. Les aléas de la vie moderne l’intéressèrent seulement parce qu’il perçevait en eux les échos de secrètes logiques anthropologiques, à travers lesquelles s’opérait une compréhension élargie, quasi cosmogonique, du présent.
Par cet écart, par ce détour vers d’autres territoires, par cette manière d’inscrire l’actualité de l’Occident dans le cadre d’un passé historique et d’un exotisme troublant, Lévi-Strauss rappelle que l’anthropologie éclaire en miroir, par contraste, nos vies actuelles.
« Entre les sociétés dites complexes ou évoluées, et celles appelées à tort primitives ou archaïques, la distance est moins grande qu’on ne pouvait le croire. Le lointain éclaire le proche, mais le proche peut aussi éclairer le lointain », souligne-t-il dans l’un des textes de ce recueil qui en compte seize, édité par Maurice Olender, dont le titre – Nous sommes tous des cannibales – reprend celui d’un article écrit en octobre 1993 à propos de la crise de la vache folle.
Lévi-Strauss « l’anthropo-sage »
Se pencher alors sur ce scandale sanitaire, c’est pour Lévi-Strauss l’occasion de reformuler la question du cannibalisme. Il déconstruit cette catégorie ethnocentrique qui « n’existe qu’aux yeux des sociétés qui le proscrivent ». Il note que la maladie de Creutzfeld-Jacob est survenue chez nous à la suite de greffes de membranes provenant de cerveaux humains. De quoi élargir et relativiser en même temps la notion de cannibalisme. Entre les sociétés primitives et les sociétés complexes, il n’existe pas de si grand écart que cela, suggère Lévi-Strauss, véritable « anthropo-sage » confronté à l’anthropophagie, prodiguant des conseils de prudence à ceux qui attribuent aux autres des coutumes révoltantes afin de confirmer la croyance de leur supériorité.
Lévi-Strauss rappelle que Montaigne, avec son célèbre texte sur les cannibales, a ouvert à la pensée philosophique deux perspectives « entre lesquelles il ne semble pas qu’aujourd’hui encore elle ait arrêté son choix »:
« D’un côté, la philosophie des Lumières qui soumet toutes les sociétés historiques à sa critique et caresse l’utopie d’une société rationnelle ; de l’autre, le relativisme qui rejette tout critère absolu dont une culture pourrait s’autoriser pour juger des cultures différentes. »
Nous n’avons jamais cessé de chercher une issue à cette contradiction. L’excision, à laquelle il s’intéresse en novembre 1989, illustre ce tiraillement. « Rien ne peut autoriser à punir au nom d’une morale particulière des gens qui se bornent à suivre des usages dictés par une morale différente », écrit-il. Mais d’ajouter aussitôt : « Est-ce à dire que nous devons nous en accommoder ? La conclusion n’est pas évidente. » De même, la procréation assistée, qui en est alors à ses débuts, le passionne. Don d’ovule, prêt ou location d’utérus, fécondation in vitro… faut-il tout autoriser, se demande-t-il, vingt-cinq ans avant les débats à l’Assemblée nationale.
Si le juge, le législateur et même le moraliste se trouvent désarmés devant cette nouvelle réalité, Lévi-Strauss estime que les ethnologues sont « les seuls à n’être pas dépourvus par ce genre de problèmes », comme le confirment aujourd’hui ses héritiers Françoise Héritier ou Maurice Godelier. Si les sociétés primitives ignorent les techniques modernes de procréation médicale assistée, elles en ont « imaginé des équivalents métaphoriques » et contournent le conflit entre parenté biologique et parenté sociale.
Attentif à ce que, prisonniers d’un regard autocentré, nous ne perçevons pas nous-mêmes, Claude Lévi-Strauss nous apprend que « des formes de vie sociale et des types d’organisation bien attestés dans notre histoire peuvent, en certaines circonstances, redevenir actuels et jeter un jour rétrospectif sur des sociétés très éloignées de nous dans le temps et l’espace ».
Telle la place centrale de l’oncle maternel dans la structure familiale que le frère de la princesse Diana réactive le jour de ses obsèques… Ce geste reliant, dans une amplitude impressionnante de précision, l’ancien et le moderne, l’exotique et l’occidental, le lointain et le proche, le sacré et le profane, sème le trouble dans les catégories confuses de barbarie et de civilisation dont Lévi-Strauss n’aura cessé d’entrevoir l’obscur entrelacement.
Jean-Marie Durand
Nous sommes tous des cannibales, Claude Lévi-Strauss (Seuil/La Librairie du XXIe siècle), 268 pages, 21 €, en librairie le 7 mars
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