Film choc du dernier Festival de Cannes, “De Humani corporis fabrica” plonge dans les entrailles du corps humain. Interdit aux moins de 12 ans, le documentaire n’est projeté en France que dans 15 salles. Entretien avec les réalisateur·trices Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor.
Votre précédent film, Caniba, était interdit au moins de 18 ans. Là De Humani corporis fabrica est distribué dans un nombre de salles restreint, peut-être par peur qu’il suscite des malaises. Pourquoi votre cinéma déclenche une telle frayeur ?
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Lucien Castaing-Taylor – Parce qu’on est des bêtes malhonnêtes. Dans 90 % du cinéma, on se titille en regardant la violence et la vie sexuelle des autres, on se rassure en s’imaginant que c’est totalement fictionnel. Et puis, quand on est soudain face à une proposition qui n’est pas fictionnelle, tout à coup on trouve ça scandaleux, ça nous terrorise et nous fout la trouille.
Véréna Paravel – Cette frayeur m’inquiète. Elle est politique. L’incapacité à regarder conduit nécessairement à l’aveuglement et au danger. Dire que des images que les médecins voient tous les jours, des images d’actes qui sauvent des vies, des images de soin et de confrontation à la chair, dire que ces images sont transgressives, violentes, traumatisantes et finalement irregardables, c’est nous enlever la possibilité de nous interroger, et de nous émerveiller de notre corps et des forces extraordinaires qui sont déployées pour le maintenir en vie. C’est pour moi le signe d’un aveuglement d’une ampleur folle. Cela révèle aussi un certain rapport aux animaux et à l’environnement. On ne veut pas voir ce qui nous dérange. On se précipite au cinéma pour se délecter du spectacle de la violence, mais voir une opération du cerveau nous est impossible. C’est vraiment inquiétant. Et bien sûr, cette autocensure conduit à notre ignorance, et donc à notre incapacité à apprécier une grande partie de ce que font réellement les médecins qui cherchent à sauver, prolonger ou améliorer nos vies.
On pourrait dire que déjà dans Léviathan, vous documentiez une réalité cachée, celle de la pêche industrielle.
VP : Nos films ne sont pas à message. Mais nous aimons qu’ils mettent le ou la spectateur·trice face à des questions qu’il ou elle n’a pas forcément envie d’affronter. Dans ces cas-là, soit on s’en prend aux cinéastes, soit on ne supporte pas de se retrouver face à un objet qui interroge plus qu’il ne donne de réponses. À propos de Léviathan, quelqu’un avait écrit qu’on méritait la mort pour avoir fait un tel film. Lors d’une projection de Caniba, une spectatrice a voulu me casser la gueule.
LCT : On ne se considère pas vraiment comme des cinéastes, ou alors des cinéastes-anthropologues. Nous ne sommes pas cinéphiles par exemple. Même si personnellement, j’ai adoré Avatar. C’est vraiment le réel qui nous fascine, qui dépasse toujours ses représentations. Notre quête est de représenter le réel d’une façon inédite, jamais vue.
Pourquoi le cinéma est l’outil de cette quête, plus qu’une autre forme d’expression ?
LCT : Parce que le cinéma est un “système de signes” unique qui déploie des actes de voir, d’entendre, mais aussi de mouvement – de bouger, tout simplement –, comme à la fois “signifiants” et “signifiés.”Le cinéma a une affinité à la fois dans la forme et dans le contenu avec la vie elle-même, contrairement à tout autre art.
VP : Je pense qu’on partage avec Lucien une incapacité à accepter le contrat fictionnel, à être émerveillé par les effets spéciaux, le jeu des acteurs et la narration. En général, je ne comprends rien et je suis très peu sensible à ça.
Vos films proposent tout de même une forme de contrat, qui n’est pas celui de la fiction mais qui repose sur une forme d’émerveillement face au réel.
VP : On a une fidélité à la réalité, même si on a conscience de la sculpter, et cette fidélité change tout pour nous. Par exemple, dans De Humani…, tout est synchronisé entre le son et l’image, tout ce que l’on voit et ce que l’on entend a été enregistré exactement au même moment.
LCT : Si on avait mis un bout de son enregistré un jour avec une image filmée un autre jour, ça n’aurait pour nous aucun intérêt.
Y a-t-il des choses qu’on ne peut pas filmer ?
LCT : Oui, quand il n’y a pas de consentement de la part des êtres filmés, j’aurais beaucoup de mal à filmer.
VP : Pas moi. Si je vois un flic en train de tabasser quelqu’un, je n’aurais pas besoin d’avoir le consentement de l’un ou de l’autre pour filmer. Mais par contre au montage, il nous est arrivé d’enlever deux choses dans De Humani. La première, c’est moi qui en suis à l’origine. À la fin de la séquence d’inspection du sein cancéreux, le jeune médecin enfonçait un couteau dans le téton et le découpait. Et puis nous avons aussi eu une longue discussion avec nos producteur.ice, Norte et CG, et avec notre distributeur, Les Films du Losange, à propos d’une séquence en gériatrie. On filmait depuis l’extérieur la chambre d’un patient, à travers le hublot de la porte. À un moment, il a sorti un carnet de note de sa couche. Et ça dérangeait des gens au Losange.
LCT : Il s’agissait essentiellement de personnes de moins de 35 ans qui étaient choquées par cette scène. Ils la trouvaient indigne.
Ne pensez-vous pas qu’il s’agissait aussi d’une question de point de vue ? Personnellement, ce qui m’a le plus posé question dans le regard posé sur cet homme, c’est le fait de le filmer à travers ce hublot, soit le point de vue d’un maton. Si la caméra avait été à l’intérieur de la chambre, cela aurait tout changé pour moi.
VP : Tu as complètement raison. C’est l’histoire du seuil. À partir du moment où la porte se ferme, quelque chose déclenche une forme de voyeurisme qui dérange certaines personnes.
“On filme sans être toujours sûrs de ce qui est à l’image.. C’est un filmage qui est plus corporel qu’oculo-centré.”
Justement, en parlant de mise en scène, aviez-vous une prise sur les caméras à l’intérieur du corps ?
VP : Nous fabriquons un mélange de contrôle par l’intention et le regard et de tout qui nous échappe. Quand on ne regarde pas ce qu’on filme, c’est le corps entier qui filme, plus seulement l’œil. Là, il y avait une chorégraphie entre ce que l’on voyait à l’intérieur et sur lequel nous n’avions aucun contrôle et ce qui se produisait à l’extérieur et que l’on essayait d’enregistrer. C’est le montage de cette coexistence intérieur-extérieur qui nous intéresse.
LCT : On ne parle jamais de mise en scène. On n’utilise jamais ce mot. Il n’existe pas dans notre univers. Et j’ajouterais que comme on a tous les deux une mauvaise vue, même à l’extérieur, nous ne contrôlons pas tout à fait les caméras. On filme sans être toujours sûrs de ce qui est à l’image. C’est un filmage qui est plus corporel qu’oculo-centré.
Dans Léviathan ou De Humani corporis fabrica, vous êtes embarqué·es à bord d’un microcosme qui doit vous accepter, voire vous tolérer. La position d’invité·e dans un lieu est-elle primordiale ?
LCT : On arrive à se faire inviter. Ce qui nous intéresse le plus, c’est tout ce qui n’est pas réductible à notre intentionnalité. C’est pourquoi être au centre de l’univers pro-filmique ne nous intéresse pas. On veut que l’univers s’impose à nous et improviser à partir de fragments que l’on arrive à capturer. Mais chaque fois que l’on devient conscient de notre artifice, cela nous gêne.
“On a fêté trois anniversaires de suite à la morgue.”
Vous avez tourné Léviathan et De Humani corporis fabrica à deux. Pourquoi est-ce important pour vous que personne d’autre ne soit présent ?
LCT : Parce qu’on essaie d’avoir une relation qui est riche, existentiellement et éthiquement avec les gens. Si on était une équipe de cinq, j’aurais l’impression qu’on est juste là pour objectiver, pour représenter les êtres et pour faire du cinéma. Or ce n’est pas le cas. Qu’on ait une caméra ou pas, on veut avoir une vraie relation avec les êtres que l’on filme.
VP : On a passé énormément de temps sur les lieux pour ce film. On a fêté trois anniversaires de suite à la morgue. Dans le département de gériatrie, on dessinait avec les mémés et les pépés, on prenait leur main, on papotait avec eux, on les aidait à manger. Ce n’est que parce qu’on a pris ce temps-là qu’on s’autorise à prendre une caméra, en expliquant pourquoi on le fait. Pour moi, c’est ça une relation éthique. Et c’est bien plus fort, ça demande un investissement humain bien supérieur, à la notion contractuelle de consentement, qui protège d’ailleurs plus la personne qui filme que celle qui est filmée.
La représentation que vous donnez de la gériatrie est tout de même assez sombre alors que j’imagine qu’il y a quand même dû y avoir de beaux moments de joie. Est-ce parce que vous n’en avez pas filmé ou parce que vous avez décidé de ne pas en mettre ?
LCT : La première version du film faisait dix heures. On était bloqué sur cette version. Il y avait une heure et demie en service de gériatrie, dont 45 minutes de plan séquence dans lequel il y avait des moments de plaisir et de douceur. On adorait ce plan, mais cette version de dix heures n’était pas commercialisable. En tout cas, que ce soit pour les séquences en psycho-gériatrie, ou dans le film dans son ensemble, je pense qu’il y a de nombreux moments où les “corps tragiques” des hôpitaux sont allégés par la comédie. La comédie est essentiellement humaine, même dans les moments les plus sombres.
D’où vient l’idée de débuter le film par le trajet du chien dans les sous-sols de l’hôpital ?
VP : C’est en suivant le maître-chien que l’on a vraiment pris conscience de l’ampleur spatiale de l’hôpital. Nous nous sommes dit qu’il s’agissait d’une bonne entrée en matière, une façon de rentrer doucement, par les passages secrets.
LCT : Le chien est le premier animal domestiqué par les êtres humains. Et dans les mythologies greque et égyptienne, les chiens sont toujours les bêtes qui naviguent sur le seuil entre la vie et la mort, entre l’enfer, le purgatoire, les limbes et le monde des vivants.
Propos recueillis par Bruno Deruisseau.
De Humani corporis fabrica par Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, actuellement en salle.
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