Dans “Au NON des femmes”, la chercheuse Jennifer Tamas propose de relire nos classiques avec un regard féministe.
Jennifer Tamas est de ces chercheuses passionnées par leur sujet, dont le goût pour la transmission affleure à chaque page. Avec Au NON des femmes (Éd. Seuil), cette agrégée de Lettres modernes, qui enseigne la littérature française de l’Ancien Régime à l’université de Rutgers dans le New Jersey, redonne aux héroïnes de la littérature classique un pouvoir qui leur a été confisqué au cours des siècles. Sa proposition, dont l’autre vertu est de redonner au passage du pouvoir à son lectorat, invité à exercer sa subjectivité et à poser sur les œuvres classiques un regard débarrassé d’académisme -et, bien sûr, empreint de féminisme-, révèle comment des siècles de male gaze ont rendu inaudible la parole de certaines héroïnes, et en particulier la formulation de leur refus. Du Petit Chaperon rouge à Bérénice, d’Andromaque à la Princesse de Clèves, Jennifer Tamas a replongé dans les classiques telle une archéologue, pour mettre au jour leur portée féministe, recouverte par des siècles de domination masculine. Ce formidable travail de réhabilitation, qui fait aussi office de puissant manifeste pour la transmission des œuvres classiques à toutes et tous et la démocratisation du savoir, fourmille de références contemporaines et ouvre ainsi un nécessaire dialogue féministe entre passé et présent.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Quel a été le point de départ de ton livre?
#MeToo a été un élément déclencheur pour beaucoup de chercheuses, notamment car le mouvement a donné naissance à une variété de discours féministes. Certaines femmes qui se disaient féministes, comme Catherine Millet ou Catherine Deneuve, ont revendiqué un droit d’être importunées au nom d’une certaine galanterie française. D’autres au contraire, comme Mona Chollet ou Valérie Rey-Robert, ont renoué avec l’idée, déjà développée par Gisèle Halimi, qu’il faut anéantir la galanterie, arguant que cette dernière asservit les femmes.
Dans les deux cas, il s’agit d’après toi d’un malentendu. Pourquoi?
Car la notion de galanterie est très complexe. Au XVIIème siècle, il y a évidemment un mauvais usage de la galanterie comme le dénonce Madame de Lafayette dans la Princesse de Clèves où Nemours, sous couvert de belles manières, se révèle harceleur. Mais les femmes se sont emparées du jeu galant, via la préciosité, pour façonner l’idéal de l’honnête homme et développer une civilité amoureuse entre les sexes. La galanterie a donc été pensée par des femmes pour sortir de la domination masculine, offrir un contrepoint aux viols qui étaient monnaie courante, critiquer la violence des nuits de noce de l’époque, et repenser le jeu de la séduction -galanterie vient de “galer”, qui veut dire “jouer” en ancien français. Les femmes ont revendiqué d’avoir part aux jeux de séduction alors qu’on leur prescrivait le silence.
Comment expliquer que les classiques soient aussi peu cités pour explorer les questions contemporaines que soulèvent les luttes féministes?
Je pense que les classiques ont souffert d’une transmission biaisée. Quand Alice Zeniter, que j’adore, dit que l’on n’a pas d’héroïnes (Ndlr: dans Je suis une fille sans histoire, Éd. L’Arche, 2021), c’est très intéressant car cela signifie que quelque chose ne lui a pas été transmis. En réalité, il y a les Précieuses, il y a des femmes qui ont écrit et qu’on a spoliées, mais il y a aussi des héroïnes qui ont été inventées par des hommes et qu’on a réduites à des femmes éplorées (Ndlr: telle la Bérénice de Racine, citée dans le livre). Quand Mona Chollet dit qu’il faut réinventer l’amour -là encore je précise que j’ai adoré son livre-, elle passe directement de l’amour courtois du Moyen-Âge à l’amour romantique du XIXème. Tout ce que font les précieuses au XVIIème siècle, dans l’optique littérale, justement, de réinventer l’amour, de privilégier d’autres liens, comme l’amitié tendre, tout cela passe à la trappe. Alors que Mademoiselle de Scudéry, comme Victoire Tuaillon aujourd’hui, ne parlait que de ça à l’époque! Il y a toute une partie de notre matrimoine que l’on peut se réapproprier et qui permet de penser des questions féministes.
Ton livre se focalise largement sur la question du “non”. “Je cherche à actualiser la réception des textes classiques en examinant comment l’acte de refus a été invisibilisé”, écris-tu. Pourquoi?
Il me semble qu’une des façons d’entendre la voix des femmes, c’est de respecter leur “non” et leur résistance. En devenant maman, je me suis fait la réflexion que les gamins passent leur vie à dire non. Je me demande donc comment on peut ne pas comprendre quelque chose d’aussi simple. Pourquoi, lorsqu’une femme dit non, ne peut-on pas simplement s’en tenir à cela? La façon qu’ont les femmes de dire non est-elle à ce point ambiguë? La Princesse de Clèves dit non, Belle dans La Belle et la bête dit non, Andromaque dit non, elles passent toutes leur vie à dire non, mais on leur explique que leur non veut dire oui. Il y a une espèce d’invariant dans la façon dont la parole féminine est reçue à travers les siècles: c’est comme si “non” n’était pas une réponse de femme.
Tu proposes d’adopter un point de vue féministe pour lire autrement les classiques. En quoi cela consiste-t-il précisément?
On peut emprunter plusieurs chemins. D’abord, lire les femmes. Par exemple lire La Belle et la bête dans sa version originelle, celle de Madame de Villeneuve. Ensuite, lire avec des yeux de femme. Par exemple, si l’on dit de La Princesse de Clèves qu’elle est dans le désir et qu’elle devrait céder au Duc de Nemours, on adopte le point de vue de ce dernier. Il faut adopter le point de vue des femmes, se placer dans leur conscience. La Princesse de Clèves est une jeune femme qui désire un homme et qui lui dit non, car on peut désirer quelqu’un profondément, être même électrisée par ce désir et pourtant le refuser, parce qu’on sait que ce désir est dangereux, coûteux, que ce n’est pas ce qu’il nous faut. Adopter le point de vue des femmes est aussi faisable avec des textes d’hommes. Cela me tue quand on dit que Racine a créé des personnages de femmes éplorées et faibles, qui n’ont aucun pouvoir d’action. Pour moi, il montre au contraire des héroïnes très puissantes.
Le risque n’est-il pas de mal interpréter certains textes en voulant y trouver, coûte que coûte, un sous-texte féministe?
Il y a plusieurs façons d’envisager la littérature et sa transmission. Pour Proust, par exemple, un texte, c’est ce qu’on en fait, la façon dont on le reçoit, et il n’est rien sans son lecteur ou sa lectrice. Vous et moi, on peut aller voir une pièce actuelle et ne pas la recevoir de la même façon. C’était déjà le cas à l’époque, sauf que ces histoires sont transmises d’une seule façon, et que celle-ci relève de la domination masculine. Par exemple, dès le XVIIème siècle Bérénice a été perçue par Bussy-Rabutin sous un biais masculin: il affirmait que Titus n’aimait pas Bérénice et qu’elle n’était qu’une femme quittée -c’est ce regard qui est surplombant puisque l’adoptent ensuite Barthes et Nathalie Azoulai dans son romanTitus n’aimait pas Bérénice. Pourtant, à la même époque, l’abbé Villars et Louis Racine -le fils du dramaturge- parlent de l’agentivité de l’héroïne en expliquant que c’est elle qui dénoue le conflit tragique et qu’elle donne une leçon de grandeur d’âme aux deux princes. Or ce point de vue a été éclipsé; dans les anthologies et les manuels scolaires, on nous explique que Bérénice est une femme éplorée et quittée sans pouvoir d’action. Cela ne veut évidemment pas dire que l’on peut trouver du féminisme dans tous les textes classiques, mais ce dialogue, ces réceptions opposées d’un texte ou d’un spectacle, c’est ce qui me paraît intéressant. Mon but n’est pas du tout de moraliser les textes, mais de montrer qu’il y plusieurs façons de les percevoir. Et que les femmes ont toujours été conscientes des problèmes qui se posaient à elles.
Les adaptations cinématographiques des œuvres que tu évoques, de Disney à Patrice Chéreau, ont presque toutes recouvert ces classiques d’un male gaze ahurissant: faut-il les annuler?
Je ne pense pas. Quand on enseigne, justement, on peut les faire dialoguer. J’ai par exemple fait un séminaire où nous avons lu des autrices comme Madame d’Aulnoy (Ndlr: autrice de contes de fées, dont Finette Cendron, une variante de Cendrillon) et nous avons ensuite visionné les films de Disney. Et mes étudiant·es ont sauté au plafond! L’effet révélateur de ces œuvres est assez génial. Mes étudiant·es trouvent cela dingue qu’une œuvre de 400 ans soit plus moderne que son adaptation au XXème siècle. Non seulement il ne faut pas les annuler, mais il faut les étudier comme des outils pour en révéler les biais.
Est-il urgent que les réalisatrices s’emparent de ces classiques à leur tour?
Oui! Et ce qu’a fait Catherine Breillat avec Barbe Bleue est d’ailleurs génial. Quant à Céline Sciamma, elle ferait des merveilles avec Le Petit chaperon rouge ou La Belle et la bête. Personne n’a bien adapté ce dernier conte et la version de Disney banalise les violences conjugales.
Tu es attachée à l’accès des textes classiques à tous et toutes -tu reprends d’ailleurs l’exemple de Nicolas Sarkozy et de son mépris pour La Princesse de Clèves– comment cette transmission peut-elle se faire, et se faire de manière féministe? L’école républicaine est-elle prête pour cela?
C’est ce que j’essaie de faire dans ma salle de classe, mais ce n’est pas l’école républicaine -aux États-Unis, l’école est payante. Dans le New Jersey où j’enseigne, j’ai des gens qui viennent d’Inde, d’Asie, d’Afrique, de tous les continents, et il·elles connaissent plein de contes de fées qui posent des questions féministes, comme celle de la rivalité féminine, des mariages forcés ou des rapports hommes-femmes. Laisser les gens venir en classe avec leur culture permet d’avoir un point d’accroche et un dialogue. Il faut faire de la place dans les programmes officiels, dans le socle commun. Nous avons tous et toutes à apprendre les unes des autres.
Au NON des femmes, de Jennifer Tamas (Seuil). 320 pages, 23€
{"type":"Banniere-Basse"}