Malgré la profusion de propositions, peu de séries sont réellement sorties du lot cette année. La créativité et la pertinence des regards étaient plutôt à chercher du côté français et de quelques séries américaines.
Selon la rumeur, l’événement séries de l’année aurait eu lieu au début du mois de septembre, quand les deux blockbusters de HBO et Prime Video, House of the Dragon et Le Seigneur des Anneaux : Les Anneaux de pouvoir, ont croisé le fer. Pour tout dire, la battle de la fantasy nous a vaguement laissé·es de marbre, même si la petite sœur de Game of Thrones a plutôt séduit sur la longueur, par son refus quasi comique de filmer autre chose que d’intenses joutes verbales. L’événement, pour nous, a pris d’autres contours. Dans une époque où les séries occupent le terrain et dominent la conversation culturelle par leur nombre toujours délirant, des saillies plus folles ont retenu nos yeux lessivés, parfois loin de Netflix et d’une industrie mondialisée dont on ignore si elle produira encore ne serait-ce que quelques beautés par an, alors qu’elle le faisait aisément il y a encore quelques printemps.
Des contre-modèles stimulants
Dans ce contexte un peu morose, le besoin de contre-modèles était prégnant. Le très futé Ryan Murphy a cassé la baraque avec Dahmer et The Watcher, deux mini-séries qui racontent l’enfer américain avec une grande dureté et un pessimisme profond. La balourde mais adulée Severance, créée par Dan Erickson, a tiré son épingle du jeu. Mais la France avait pour une fois son mot à dire. Quoi de plus emblématique que la tentative enthousiasmante d’Olivier Assayas, qui a resserré ses obsessions d’une vie, qu’elles soient artistiques ou amoureuses, en huit chapitres souvent drôles et toujours profonds, rejouant son film de 1996 pour en faire un récit contemporain sur le désir, l’art et les identités ?
Œuvre polyglotte d’un cinéaste et auteur allergique au genre épisodique, Irma Vep a construit presque malgré elle un pont intime entre cinéma et séries, réglant – jusqu’à la prochaine fois… – la question de la supériorité de l’un sur les autres, en mêlant les formes, les époques et les régimes d’images. Il y avait quelque chose de joyeux dans l’hybride Irma Vep, récit d’un tournage et réflexion sur les regrets, aussi insaisissable que son héroïne en combinaison noire.
Plus que jamais, Assayas a montré que la marge faisait tenir les pages ensemble, pour reprendre la belle expression de feu Jean-Luc Godard. Comme les deux loulous de NTM, qu’on a plutôt envie d’appeler par leurs prénoms, Didier et Bruno, après avoir vu une autre belle mini-série française, Le Monde de demain, signée Hélier Cisterne et Katell Quillévéré. Axée sur les débuts du groupe, celle-ci est arrivée un an après Suprêmes, le film d’Audrey Estrougo, et a pâti de son retard à l’allumage. Il y a pourtant une énergie et une douceur incroyables dans ces six épisodes qui racontent la naissance du hip-hop en France, des terrains vagues de La Chapelle aux cités de Seine-Saint-Denis, pointant la force d’un mouvement collectif venu de la rue. L’action se situe à la fin des années 1980, mais les enjeux, sociaux et politiques, nous regardent directement.
La fin du rêve ?
Les séries les plus audacieuses de l’année ont suivi cette ligne, comme la finissante mais toujours grande Atlanta, où l’expérience noire contemporaine vue par Donald Glover déploie un récit horrifique saturé de fantômes, à la fois drôle et tragique ; ou encore The Bear, de Christopher Storer, qui raconte le quotidien agité d’un petit restaurant de Chicago, dressant le portrait du rêve américain en 2022 comme une utopie bizarre et paradoxale.
Beaucoup de séries ont pris la France de face cette année, son racisme, ses discriminations, ses transformations aussi
Il y a dans cette série une forme de complaisance avec la figure du chef (et, par extension, de l’artiste) hanté par ses démons, mais, dans le même mouvement, la mise en avant d’autres possibilités, incarnées notamment par une jeune cuisinière noire en pleine émancipation. Devant ces épisodes férocement chaotiques, la sensation domine de voir le monde non pas tel qu’il est, mais tel que nous tâtonnons à le rendre vivable.
C’est exactement ce qu’a fait Drôle, la belle série de Fanny Herrero sur le stand-up parisien, fine comédie inclusive malheureusement stoppée en plein vol, et, dans un autre genre, plus classique, la surprise Oussekine, sur la vie et la mort du jeune homme tué par la police en 1986. Beaucoup de séries ont pris la France de face cette année, son racisme, ses discriminations, ses transformations aussi. C’est assez rare – voire inédit à cette échelle – pour ne pas être remarqué.
Le trio de tête de notre classement se révèle d’ailleurs 100 % hexagonal, une première que la surprise Chair tendre a rendue possible. Fabriquée avec peu de moyens, la création de Yaël Langmann pour France TV Slash suit un·e ado intersexe (Sasha, interprété·e par Angèle Metzger) dans sa famille et son nouveau lycée, avec un élan vital et une mélancolie qui donnent envie d’en voir beaucoup plus. Qu’une série teen d’ici puisse ressembler à cela et exister en même temps qu’Euphoria représente une satisfaction, signe que le paquebot du PAF (Paysage audiovisuel français) bouge lentement mais sûrement vers des rives excitantes.
Grand angle
Vers quelles rives se dirigent les personnages de Better Call Saul et This Is Us ? Ces deux emblèmes des années 2010 ont terminé leur course cette année. Le premier avait prolongé le règne du boss de Breaking Bad, Vince Gilligan, apôtre tatillon des antihéros pour qui la série est un art verrouillé scénaristiquement et visuellement, accroché aux moindres détails constamment rendus mythologiques. Sa leçon de néoclassicisme s’arrête là.
On attend de voir sa prochaine création avec Rhea Seehorn (second rôle marquant dans Better Call Saul), comme on attendra longtemps une série mainstream aussi forte que This Is Us, croisement entre une sophistication merveilleuse – la vie d’une famille vue en simultané à travers plusieurs époques enchevêtrées – et le mélo au premier degré. Là aussi, un dépassement du classicisme, cette fois vers le baroque, s’est joué durant six saisons. Et dans la forêt grouillante des séries actuelles, deux repères stables ont disparu. Remplacés, pour l’instant, par aucune autre proposition aussi cohérente sur la durée.