Quels images clés, motifs insistants, échos et reflets racontent, via le cinéma, quelque chose de notre monde à l’instant présent ?
Des trous
On croit vivre dans un monde fermé, aux cloisons hermétiques, au régime de réalité unique et tout à coup quelque chose se fissure. Une entaille ouvre sur autre chose, crée un appel qui, soudain, pourrait de la réalité tout aspirer. Un trou dans le réel, c’est une des figures insistantes de l’année. Un trou dans le sol comme chez Quentin Dupieux (Incroyable mais vrai) ou Michelangelo Frammartino (Il buco), ou un trou dans le ciel comme chez Jordan Peele (Nope). Dans Incroyable mais vrai, le trou est une trappe. Nichée dans la cave d’une maison, elle ouvre sur un étrange tunnel qui attise les rêves de jeunesse éternelle de sa nouvelle occupante. Le trou est dans la maison, mais il matérialise une faille bien humaine, l’angoisse de la finitude, la peur du déclin. Le trou ouvre sur le péché d’orgueil et il entraîne vers la folie celle qui s’y abandonne.
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Le trou, c’est dans Nope la bouche/anus du prédateur venu d’un autre monde, qui avale tout et en rejette les déchets dans une pluie de métal. C’est aussi l’orgueil de l’espèce humaine, sûre de sa position au sommet de la chaîne alimentaire, que le trou sanctionne goulûment. Le trou est presque sans fond, défie la connaissance des spéléologues dans l’odyssée en apnée d’Il buco. Dans Everything Everywhere All at Once, la comédie furieuse du tandem Daniel Scheinert et Daniel Kwan (carton surprise de l’année au box-office US), le trou est celui d’un mystérieux donut, talisman cosmique qui menace de précipiter dans le chaos tous les multivers. Le grand chahut qu’il suscite est la plus grande des menaces mais peut-être aussi une chance. Plonger dans les trouées du monde connu pour se risquer aux lois incertaines d’autres mondes est le plus formateur des voyages initiatiques.
Des deuils
Le trou, c’est aussi le vide que creuse pour les vivant·es la disparition d’un·e proche. Deux films, Un beau matin et Le Lycéen, font de la mort d’un père l’anéantissement d’un monde qu’on croyait stable et qui se dérobe – de façon aussi brutale qu’un accident de voiture dans Le Lycéen, ou avec la lenteur irréversible d’une maladie dégénérative dans Un beau matin. Mais ce qui intéresse Mia Hansen-Løve comme Christophe Honoré, c’est la mystérieuse repousse du vivant. Le désir charnel, le coup de foudre amoureux, l’élan vers tout ce qui se présente de chaud et vivant, c’est la stratégie confuse des personnages principaux des deux films.
Pourquoi tant de récits de la fin ? Un parfum d’apocalypse émane de bien des fictions
Le protocole douloureux et anarchique de la résilience, c’est aussi le sujet de deux films qui élargissent la question du deuil de l’individuel au collectif : Revoir Paris et Viens je t’emmène. Dans les deux récits, une attaque terroriste pulvérise le tissu social et précipite les êtres dans la peur. Comment renouer un lien à l’autre, par la simple préhension d’une main tendue chez Alice Winocour, ou au gré de désirs embroussaillés comme des herbes folles chez Alain Guiraudie, comment retrouver le sentiment d’appartenance à une communauté humaine, c’est le périple rassérénant de ces deux beaux films.
Des désastres
Pourquoi tant de récits de la fin ? Faut-il y lire un écho de la crise de fréquentation qui ne passe pas ? Une reformulation sous forme de fable d’une peur de voir disparaître le dispositif en salles ? Ou tout simplement un regard très lucide sur un état du monde plus que patraque, entre catastrophe écologique, guerre, désastre politique (à l’extrême droite toute) et pandémie qui s’éternise ? En tout cas, un parfum d’apocalypse émane de bien des fictions 2022.
Le naufrage de l’Europe, c’est ce qu’enregistre Jerzy Skolimowski (EO) du point de vue du voyageur clandestin le plus démuni qui soit, un âne, brinquebalé d’est en ouest au hasard des rencontres. Vers l’Ouest donc, vers les pays riches, les démocraties (ou ce qu’il en reste) et pourtant, au-delà du mirage, l’abattoir. Le naufrage de l’occident, c’est ce que filme, de façon on ne peut plus littérale, Ruben Östlund (Sans filtre). Mais en ménageant un rebond : l’inversion des dominant·es et des dominé·es. Sauf que cela ne change rien au mécanisme oppressif du groupe social. C’est même pire (encore moins de dominant·es, encore plus de dominé·es). Là aussi un horizon unique : l’exploitation. Peut-être vaut-il mieux ne rien changer et en tout cas on aura bien ri, c’est la conclusion nauséeuse et veule de ce pamphlet de droite.
D’autres films ont montré avec plus d’empathie le grand éboulement d’un ordre social. En premier lieu, The Batman (Matt Reeves) et son Gotham City sous les décombres, ses populations dépossédées de tout et son blues puissant de fin du monde. La menace ne cesse de croître dans Feu follet de João Pedro Rodrigues. Elle prend la forme de méga feux perpétuels qui dévastent la flore. Mais elle suscite aussi des contrefeux salutaires, une mobilisation aussi fervente que celle d’une escouade de pompiers et de volontaires qui, les aphorismes de Greta Thunberg en tête, se déchaînent pour sauver ce qui peut encore l’être. Feu follet est probablement le film le plus tonique et le plus séditieux de l’année.
Des crimes
L’avancée galopante de puissances mortifères, c’est donc ce à quoi se confrontent les héros et héroïnes des films les plus marquants de l’année. Mais dans un certain nombre de récits, le personnage principal est lui-même l’agent de cette avancée. Trois portraits de criminel·les ont marqué l’année du cinéma français. Patricia Mazuy (Bowling Saturne) étudie toutes les manifestations d’une violence masculine systémique, exacerbée dans la figure d’un serial killer effrayant. Pour son premier film, l’impressionnant Bruno Reidal, Vincent Le Port ressuscite un tueur d’enfants lui-même mineur, aussi effrayé qu’impuissant par le déchaînement de ses pulsions prédatrices. Dans Saint Omer, Alice Diop tourne autour du geste criminel d’une jeune femme qui a abandonné son enfant en bas âge sur une plage. Et le film est magnifique dans sa façon de buter sur la part obtuse, abyssale, de ce passage à l’acte fou, tout en démêlant avec une sagacité têtue la grande chaine causale qui permet de l’éclairer.
Des images du passé
Si le présent fait peur, si le futur peine à se laisser entrevoir (bouché par la prémonition de catastrophes définitives), le passé est-il un bon refuge ? Pour Paul Thomas Anderson, assurément. Licorice Pizza a assis son succès sur l’effet doudou de ses chromos vintage à la lumière dorée, où même la rosserie de l’époque (brutalité masculine, homosexualité dans le placard) donne lieu à une forme d’attendrissement souriant.
La période que reconstitue James Gray dans son dernier film est de quelques années postérieure à celle élue par PTA, mais le regard porté varie du tout au tout. Peu de films dans lesquels un cinéaste reconstitue le monde de son enfance sont aussi exempts de nostalgie qu’Armageddon Time. Tout est glaçant dans cette Amérique early 80’s, que l’auteur envisage comme la scène primitive de l’horreur moderne (libéralisme dérégulé, racisme défiltré, germes d’une guerre civile).
La France entretient avec ses années 1980 un rapport plus sentimental, embué de tristesse rêveuse. Dans Les Passagers de la nuit de Mikhaël Hers, chaque plan semble tramé dans de la matière-souvenir, petite luciole éphémère arrachée aux limbes et déjà en train d’y retomber. Dans Les Amandiers, Valeria Bruni Tedeschi se projette avec une intensité affective folle dans le monde de ses 20 ans. Il y a quelque chose d’extatique dans la façon dont le film ressuscite les morts et fait monter une sève émotionnelle intacte qui perce l’écorce du temps. Et pourtant, l’ivresse mnésique n’occulte pas la lucidité : le film est aussi très précis sur ce que l’époque validait comme abus et tyrannie en tous genres. Étonnant écho, dans les deux films on meurt d’overdose (celle de l’actrice Pascale Ogier dans Les Passagers de la nuit, qui vaut comme avertissement pour un des personnages ; celle de l’amant de l’héroïne dans Les Amandiers). Une dose de poison se tapit dans ces anamnèses.
Un vide
En 2022, Jean-Luc Godard est mort. Et on découvre qu’on ne s’y était pas assez préparé·es. La disparition de celui qui avait fini par être identifié comme le signifiant absolu du cinéma comme art nous laisse démuni·es. Comme si une protection avait sauté. Comme si le cinéma venait de perdre un lien vital majeur à sa propre histoire.
Un plein
Qui porte aujourd’hui vers des cimes une ambition de cinéma ? Albert Serra. Pacifiction est le prototype même du grand film d’aujourd’hui. Notre monde s’y réverbère dans ses angoisses multifacettes (danger nucléaire, postcolonialisme époumoné, insurrection qui gronde) et en même temps le film le délire, le réinvente, et recompose à sa façon, tranquillement majestueuse, et en même temps confusément narquoise, la façon dont on peut le montrer.
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