Fins de règnes, sujets en vue, nouveaux formats, flops éclairants : les leçons à tirer d’une année rude pour les salles de cinéma.
La fréquentation en 2022 devrait finir quelque part au-dessus des 150 millions de tickets vendus : un chiffre en demi-teinte, qui demeure bas (213 millions d’entrées enregistrées en 2019, année record), mais semblait encore inatteignable à la rentrée de septembre, marquée par une débâcle historique et par un grand mouvement de solidarité de crise avec une interpellation des pouvoirs publics (restée lettre morte).
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Les mois d’automne et les blockbusters providentiels de la fin d’année ont actionné un redoux, sans pour autant dissiper les peurs vis-à-vis d’un marché encore impitoyable, et dont les tendances de fond semblent se reconfigurer.
L’Innocent de Louis Garrel – 690 000 entrées
Sortie au plus fort de la crise de la fréquentation, la comédie policière de Louis Garrel aurait largement pu se viander (en tant que réalisateur, il n’avait jamais dépassé de très loin la barre des 100 000 entrées) et servir d’exemple aux caïds opportunément sortis du bois pour frapper à terre un modèle redistributif et public plus contesté que jamais, dont le film est un pur produit (avance sur recettes du CNC, soutien d’une grande région, Arte).
Son impressionnant succès vaut pour réponse du berger à la bergère et constitue à lui seul un signal inespéré de réconciliation : un film adoré de la critique comme du public, qui ressuscite un rêve de cinéma d’auteur populaire auquel plus personne n’osait vraiment croire. Il n’y a pas de recette du succès, mais on peut tout de même tenter une supposition : le public art et essai, plus difficile que jamais à déplacer, le fait encore volontiers pour des comédies d’auteur sophistiquées.
Ce goût profite aussi à Emmanuel Mouret, qui ne semble plus vouloir redescendre sous le palier des 300 000 entrées (Chronique d’une liaison passagère), et sans doute aussi à Nicolas Pariser, dont Le Parfum vert devrait finir entre 150 000 et 200 000 entrées : il pouvait espérer plus mais ces chiffres sont à mettre en perspective avec la concurrence monopolistique d’Avatar qui gobe tout sur son passage.
Qu’est-ce qu’on a tous fait au bon Dieu ? de Philippe de Chauveron – 2,42 millions d’entrées
Le troisième volet de la saga de Philippe de Chauveron est le plus gros succès français de 2022, talonné de peu par Novembre. Drôle de victoire : bien qu’en haut du podium, il est totalement absent de la conversation collective, et ceux qui ne l’ont pas vu ignorent souvent même qu’il existe. C’est souvent le lot des franchises finissantes, cartonnant sous les radars, encore capables de rassembler par la seule force d’inertie de leur gloire passée. Mais on peut imaginer qu’elle ne dupera pas son distributeur UGC – après les 12 puis 6 millions d’entrées des premiers épisodes, ce faux bon score devrait le dissuader de donner son feu vert à une nouvelle suite.
Débandade d’une licence, et plus largement d’une certaine comédie française surproduite, qui a tenu le créneau du box-office des années 2010 mais ne fait plus vraiment recette – Super-héros malgré lui, le nouveau Lacheau, est lui aussi nettement en dessous des standards de la “bande à Fifi”. Si aucun film français ne se hisse dans le top 10 du box-office, c’est en premier lieu parce que des comédies qui auraient encore été quatre fois millionnaires il y a peu plafonnent désormais à deux fois moins. Il faut inventer de nouvelles recettes pour faire cartonner le cinéma gaulois, et en attendant, Christian Clavier a de la défiscalisation sur la planche.
Black Panther: Wakanda Forever de Ryan Coogler – 3,37 millions d’entrées
Sorti au terme d’un bras de fer entre les pouvoirs publics et Disney, qui a menacé jusqu’à la dernière minute de réserver le film à sa plateforme avant de finalement céder, la suite du hit de 2018 a marqué les billetteries mais son score mondial reste en-deçà des attentes. Disney espérait retrouver le triomphe du premier volet pour conjurer un enchaînement de coups de mou (Shang-Chi, Black Widow, Les Éternels…). Loupé. Certes, les studios Marvel ne connaissent pas la crise, mais ils ne carburent plus aux tentpoles, ces “films-chapiteaux” largement milliardaires, courants au temps doré des Avengers mais désormais réservés au seul Spider-Man.
Poussé vers la sortie par l’arrivée d’Avatar, Black Panther survole à basse altitude le box-office. L’absence de sa défunte star n’y est pas pour rien, mais n’explique sans doute pas tout : une certaine lassitude vis-à-vis de l’hystérie inflationniste du MCU n’est pas à exclure. La maison Marvel court après son souffle depuis la fin de la “Saga de l’Infini” et encaisse mal l’adieu à ses stars : ça ne sent pas l’apothéose pour le Captain America sans Chris Evans dans six mois. Le train-train feuilletonnant de l’ex-écurie reine d’Hollywood fait grise mine à côté des larges gagnants de l’année, Top Gun et Avatar, et leur indiscutable exceptionnalité. Il va falloir se retrousser les manches : les blockbusters prototypiques sont de retour.
Bowling Saturne de Patricia Mazuy – 7 000 entrées
L’exemple le plus fracassant d’un marché des nouveautés art et essai devenu plus que jamais un champ de mines. Sans stars, avec une réalisatrice respectée du milieu (honorée d’une rétrospective à la Cinémathèque conjointe à la sortie) mais peu identifiée du public y compris art et essai, le film pourtant ambitieux, bien financé et correctement diffusé de Patricia Mazuy est resté à peine deux semaines à l’affiche, un naufrage dont la réalisatrice risque d’avoir du mal à se relever.
Le film est le symbole d’une année impitoyable, évidemment pour les nouveaux (Rodéo, 30 000 entrées), mais aussi pour certains noms reconnus comme Mia Hansen-Løve (Un beau matin, 60 000 entrées), Gaspar Noé (Vortex, 30 000 entrées), Christophe Honoré (Le Lycéen, 70 000 entrées), dont les contre-performances douloureuses malgré des productions parfois cossues illustrent un paysage que l’on avait rarement vu aussi sanguinaire.
Pour échapper au four, sans équipage de stars, il faut à tout le moins un sujet sociétal fort – la ruralité (As Bestas, 310 000 entrées), les attentats (Revoir Paris, 510 000 entrées), les violences faites aux femmes (La Nuit du 12, 480 000 entrées), la critique des élites (Enquête sur un scandale d’État, 220 000 entrées) – et souvent un emballage de “genre” d’inspiration américaine. La cruelle ironie est que le film de Patricia Mazuy avait beaucoup de tout cela, mais l’a assez peu mis en avant, préférant à tort miser sur son stylisme – ce qu’on ne recommande donc à personne.
La Maman et la Putain de Jean Eustache – 30 000 entrées
La longue et légendaire invisibilité de l’œuvre de Jean Eustache avait certes créé une forte attente dans une certaine niche cinéphilique, mais sa capacité effective à attirer les foules restait à prouver, notamment pour les 3 h 40 de La Maman et la Putain, à la fois son chef-d’œuvre et son film le plus ardu. Le pari est largement remporté pour les Films du Losange, à l’initiative d’une opération inespérée de restauration dont le succès, intelligemment pensé (ambitieuse campagne promo, exploitation longue sur assez peu de copies), pourrait faire des petits.
Quand il est bien mis en valeur, le patrimoine n’est plus une niche si marginale : il double largement certaines nouveautés art et essai et fait même la nique à Hollywood (pour son premier week-end à Paris intra muros, le film a dépassé Jurassic World en moyenne par copie). D’autres en sont la preuve : In the Mood for Love en 2021 (40 000 entrées) ou le marronnier estival d’Ozu, fidèle allié des bilans de Carlotta Films. Le Losange, qui va feuilletonner l’événement Eustache sur de longs mois encore (à commencer par la sortie prochaine de Mes petites amoureuses), aurait d’ores et déjà l’œil sur un nouvel auteur de répertoire pour une opération semblable.
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