Les éditions Tristram publient deux romans méconnus en France de James Graham Ballard, dont le chef-d’œuvre de 1987, Le Jour de la création. Deux ouvrages qui éclairent l’œuvre à venir de l’auteur britannique.
Mort il y a bientôt dix ans, le romancier britannique J. G. Ballard n’a eu de cesse d’inspirer écrivains, artistes, cinéastes (Cronenberg), musiciens (The Human League, Joy Division). Les éditions Tristram, qui ont entrepris en 2006 de rééditer en France la majorité de son œuvre, publient deux romans oubliés et pourtant fondamentaux de l’auteur de Empire du soleil.
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Publié en 1979 outre-Manche, Le Rêveur illimité se crashe avec fureur et délice dans la matrice ballardienne : Shepperton, la petite ville de banlieue londonienne où l’écrivain vécut reclus presque toute sa vie. Une étrange catastrophe semble s’être produite après que Blake, le narrateur, s’est abîmé à bord d’un petit avion dans la Tamise.
L’accident comme idéal et perversion sexuelle
Le héros a miraculeusement survécu à l’accident. Il découvre, sous l’apparente banalité d’une population middle class désœuvrée, des individus louches et déviants : un prêtre athlète de pacotille, une mère de famille nymphomane attirée par le sang, sa petite fille aveugle, ange ou Médée.
Blake est l’incarnation de grands mythes, Icare se brûlant les ailes, Jésus baptisé puis ressuscité, Belzébuth version zombie, assoiffé de sang et de sexe. Ballard invente ici les grands thèmes qui façonneront son œuvre à venir : l’accident (d’avion ou de voiture, dans Crash !) comme idéal et perversion sexuelle, la technologie comme une nouvelle forme de religion païenne et sauvage, le devenir-banlieusard de l’humanité entière. “Paradigme de nulle part”, Shepperton est vouée à retourner, comme sa population, à l’état de nature. “Un recoin oublié d’Amazonie”.
Cet univers onirique, toxique et ensorcelant qui le fera bientôt connaître
On sait l’influence majeure sur Ballard du surréalisme. Il peint ici, dans toute sa splendeur baroque, cet univers onirique, toxique et ensorcelant qui le fera bientôt connaître. La nature a repris ses droits sous une forme tropicale, mélange de décadence urbaine et d’exotisme. Les toits du supermarché “regorgent d’orchidées et de prêles ; des palmiers-nains aux feuilles pennées peuplent les vitrines de la quincaillerie et de l’agence de location de téléviseurs”.
Blake, c’est aussi William Blake, l’écrivain qui dialoguait avec les anges. Ballard a des visions aussi splendides et prophétiques que l’auteur préromantique, qu’incarnent souvent des personnages féminins (“Des jeunes mères contemplaient leurs reflets dans les vitrines d’électroménager, exhibant leurs corps harmonieux à ces machines à laver, et à ces téléviseurs comme pour entamer des liaisons secrètes avec eux.”). Les banlieusards deviennent “sans le savoir, des créatures de mers exotiques, avec l’esprit riche des mammifères aquatiques”.
Des personnages typiquement ballardiens
Ce même élément aquatique, l’eau et ses rêves, hante Le Jour de la création. Véritable chef-d’œuvre à ranger à côté des romans d’aventures comme Au cœur des ténèbres, Moby Dick ou Robinson ou la vie sauvage, ce livre était tombé aux oubliettes car publié l’année (1987) où sortit en salles Empire du soleil, le film de Spielberg tiré du livre éponyme de Ballard, comme le rappelle son éditeur Jean-Hubert Gailliot. On y embarque dans un périple sur un fleuve artificiel, né des projets délirants d’un médecin anglais raté, perdu au fin fond de la brousse d’un pays d’Afrique en guerre.
Alter ego de l’auteur (qui échoua lui même à devenir médecin), ce Docteur Mallory est entouré de personnages typiquement ballardiens : Sanger, pseudo-journaliste et mystificateur qui plante ses caméras comme un vautour autour de ses proies ou encore Noon, l’enfant sauvage par laquelle viendra le salut.
Il y a surtout cette nature, encore plus sublime et folle que dans Le Rêve illimité. Personnification dans un premier temps des phantasmes de l’homme (ce fleuve dans lequel le docteur maboule, tel un démiurge, croit s’incarner), elle se retourne insidieusement contre eux.
Peut-être les livres les plus audacieux de l’écrivain anglais
Ces deux romans ressemblent à ces plantes rares et merveilleuses qu’ils décrivent avec respect et fascination. Des espèces en voie de disparition. Ce sont peut-être les livres les plus audacieux de l’écrivain anglais, qui n’avait pas encore connu le succès à l’époque. Il s’y permet toutes les audaces, ce style halluciné digne des délires d’un Huysmans, des références subtiles à Burroughs, Flaubert (Mallory nomme son bateau Salammbô, comme le roman de l’écrivain français), aux découvertes scientifiques de son temps. Du steampunk littéraire, qui ne renie pas la culture SF.
La dimension profondément politique du Britannique s’illustre enfin, avec cette radicalité qu’on a quand on est jeune. Sa critique acerbe de la bien-pensance humanitaire façon We Are the World des années 1980, qu’il confronte à l’incompétence sur le terrain (l’OMS en l’occurrence, dans Le Jour de la création). Et puis cette révolte contre le consumérisme qu’il appelle de ses vœux dans Le Rêveur illimité, horizon inéluctable pour l’humanité. Un souffle de folie et d’insurrection bienvenu par les temps qui courent.
Le Rêveur illimité (1979), 256 p., 10,40 € Le Jour de la création (1987), 320 p., 11,40 €, tous deux aux éditions Tristram, traduits de l’anglais par Robert Louit
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