Sonder l’âme du Japon en affrontant des monstres dans une dimension parallèle entre deux journées au lycée. Tel est, au fond, le programme de « Persona 5 », nouveau volet incroyablement riche et plastiquement renversant d’une série majeure du jeu de rôle nippon.
Un geste joliment désinvolte de la main et le garçon en manteau sombre s’élance tout en souplesse. Il a une classe folle. C’est un lycéen japonais. Cette séquence musicale brève mais entêtante, le joueur de Persona 5 ne cesse de la contempler car elle conclut la plupart des (passionnants) combats du jeu de rôle enfin disponible en Europe, près de sept mois après son lancement japonais et alors que plus de huit longues années ont passé depuis la sortie du fabuleux Persona 4 (revenu entre-temps en version portable sur Vita). Pendant que s’affichent les gains (en points d’expérience, objets et argent) que nos personnages retirent du combat en question, les chiffres sont éclipsés par ce refrain d’images et de sons que porte la course du garçon. L’instant est à la fois pop et philosophique, glam et ésotérique, complètement concret et tout à fait ailleurs. C’est un précipité, vibrant et scintillant, de cette merveille qu’est Persona 5.
Une dimension parallèle
Dérivés de la vieille saga Shin Megami Tensei, les jeux de rôle Persona ont pour particularité, dans un genre où règnent les univers fantastiques, de s’intéresser d’abord au quotidien. Et pas à n’importe lequel : à celui, depuis le premier épisode, d’adolescents qui sont rarement les plus populaires ou les plus épanouis de leur lycée. Mais ces garçons et filles en compagnie desquels le joueur est invité à passer énormément de temps – compter une centaine d’heures pour voir le bout de Persona 5 – mènent une double vie. Le jour, ils vont en cours, prennent le métro, étudient à la bibliothèque, trainent avec des copains ou travaillent à temps partiel pour arrondir leurs fins de mois. Et puis, la nuit, ils se changent en héros rebelles des temps post-modernes et vont affronter des démons (pour aller vite) dans une dimension parallèle où se révèlent les penchants masqués, les désirs secrets, le refoulé individuel comme celui de la société.
Chaque « palais » que l’on explore dans Persona 5 est une projection stupéfiante de l’esprit d’un des méchants du jeu. Et c’est là, dans les couloirs hantés de son imaginaire, qu’il faudra triompher de lui pour ensuite le faire expier ses fautes dans le monde réel. La première de nos cibles est un ancien médaillé olympique de volley-ball devenu le coach tout-puissant de l’équipe du lycée, qui se trouve être aussi un type détestable pratiquant assidûment le harcèlement, en particulier sexuel. Une élève a d’ailleurs fait une tentative de suicide. Dans le palais de cet affreux répondant au nom de Kamoshida, l’une des choses que l’on affronte est un (son ?) pénis. Le vaincre fait un bien fou. On jubile alors qu’à l’écran, notre alter ego repart pour l’une des ses courses plus que parfaites après son signe nonchalant de la main. Mais Kamoshida n’est que le monstre du mois de la rentrée et l’aventure se poursuivra jusqu’à la fin de l’année.
Sonder l’âme du Japon
Jouer à Persona 5 est sans doute, pour les Occidentaux, l’une des meilleures façons actuelles de sonder l’âme du Japon, et en particulier de sa jeunesse. Entre héroïsme et abattement, désirs conformistes et envie de sortir du rang, goût de l’extrême et réconfort de la répétition, omniprésence de la technologie et culte de l’invisible, on s’y croit, on y est. Tokyo, via quelques lieux, quelques points à peine reliés, est notre jardin étrange et bouillonnant. Les histoires, plutôt petites – à la manière de celles d’un Dragon Quest, disons – que grandioses mais peut-être d’autant plus épiques, sont nombreuses. Au coin de la rue ou dans un couloir du lycée, on écoute ce qui se dit et sans doute au moins autant ce qui se tait, les silences éloquents. Peu à peu, d’abord sourdement puis avec une belle intensité, on sent monter la colère. Car il y a de la rage chez les ados de Persona 5, une rage très saine. Et chez nous aussi – on avait rarement autant haï des adversaires, et même des monstres « ordinaires », de jeu vidéo.
Persona 5, c’est le Japon, donc, ses mythes anciens et sa psyché actuelle, mais pas seulement. Esthétiquement, c’est aussi une certaine façon, à la fois métaphorique et frontale, de mettre en scène les liens entre le monde extérieur et l’intériorité – toutes les intériorités. Lorsque nos héros quittent les activités plutôt terre-à-terre de leur vie de tous les jours (aller au cinéma, s’entraîner au base-ball, jouer aux jeux vidéo…) pour se glisser en combattants masqués dans des palais à l’architecture géniale grouillant de créatures fantasmagoriques, on adopte avec eux une autre manière de voir. Les logiques changent mais les vérités restent. Elles s’affirment, même, dans ce jeu double-face, à la fois naturaliste et symboliste, sans doute l’un des plus profondément japonais de son temps mais aussi le seul qui puisse faire sérieusement penser à J.-K. Huysmans et Odilon Redon. Mais aussi à tout autre chose – à vos années lycées, à l’odeur des livres de la bibliothèque, aux matins un peu frais, aux soirées encore douces, à cette fille ou à ce garçon qui ne vous a jamais remarqué, à l’état du monde, aux présidentielles, à David Bowie, au rythme des saisons, au sens de la vie. Persona 5 est une somme de paradoxes, un monument accueillant dans lequel on prend fièvreusement son temps. Un truc avec lequel vivre, longtemps, passionnément.
Persona 5 (Atlus / Deep Silver), sur PS3 et PS4, de 50 à 70 € (textes en anglais, voix japonaises ou anglaises)