Voix magistrale des Specials, l’Anglais a été l’un des plus fervents défenseurs du multiculturalisme depuis ses débuts, à l’aube des eighties, jusqu’à son décès ce dimanche, à l’âge de 63 ans, des suites d’une maladie fulgurante.
L’année dernière, sur l’album de reprises Protest Songs 1924-2012 qui restera le point final de l’œuvre des Specials, Terry Hall s’appropriait les mots du songwriter américain Chip Taylor sur Fuck All the Perfect People, sublime ballade patraque sur laquelle il nous prenait par la main pour un ultime slow, entre désenchantement et tendresse.
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“Être ou ne pas être/Libérer ou ne pas libérer/Ramper ou ne pas ramper/Que tous ces gens parfaits aillent se faire foutre”, lâchait-il de sa voix impassible, avant de préciser dans le refrain : “Non, je ne parle pas de toi.”
Lutter
S’il empruntait les paroles d’un autre, on reconnaissait bien dans ce morceau quelque chose de lui, ce mélange d’ironie désabusée, de conscience politique insoumise et de chaleur bouleversante qu’on avait pu mesurer lors d’une interview à Londres début 2019, à l’occasion de la sortie d’Encore, huitième album de son groupe. “Je vais avoir 60 ans le mois prochain et je viens de vivre les dix années les plus heureuses de ma vie, nous confiait-il alors. Le déclic a été de me faire diagnostiquer et de trouver le bon traitement pour estomper ma dépression. On a tous très hâte de rejouer des concerts et c’est une période que j’apprécie beaucoup : on met au point ce qu’on a en tête en vue de la tournée qui approche. Bizarrement, j’ai toujours été très à l’aise sur scène, alors que je suis vraiment nul quand je me retrouve en tête à tête.”
On l’a évidemment contredit sur ce point, sous le charme de cette personnalité unique, aussi singulière que son timbre de voix que les années n’avaient pas égratigné, toujours entre ironie et sensibilité, entre humour pince-sans-rire et délicatesse infinie.
La tournée dont il parlait s’est avérée grandiose, avec un passage à la Cigale monumental, qui restera son tout dernier concert en France. Devant un fond de scène où étaient alignées diverses pancartes de manifestations (leurs messages, en vrac : inciter à voter, penser par soi-même, jeter à la poubelle le fascisme, lutter contre le nucléaire et écouter Sly and the Family Stone), les Specials ont déployé de nouvelles pépites extraites de leur album de l’époque, Encore, ainsi que certains de leurs hymnes légendaires (Gangsters, Nite Klub, Too Much Too Young, Concrete Jungle…), avec une énergie pétillante qu’ils ont communiquée sans relâche à leur public, faisant sortir Terry Hall de son flegme aux côtés de la jeune activiste Saffiyah Khan.
Tout comme on redoute souvent de voir sur scène nos héros de toujours, par peur d’être déçu·e (ce qui n’a pas été le cas avec les Specials, loin de là), on a un peu appréhendé notre entretien avec Terry Hall en 2019, d’autant plus qu’il n’acceptait que très rarement de s’exprimer dans les médias ces dernières années. On avait tort. Dès les premières minutes, un incident a brisé la glace, au sens propre comme au sens figuré : avec un timing parfait, il a prononcé le mot “maniaco-dépressif” et la table basse qui nous séparait s’est effondrée sans même qu’on l’effleure, dans un fracas mêlant tâches de café, débris de verre et carafe d’eau renversée. “Ça, c’était vraiment étrange, comme un tour de passe-passe, s’est-il exclamé. Je vais y penser pendant une semaine et essayer de décrypter ce qui s’est passé… Voilà ce qui arrive quand je parle de ma dépression.”
David Bowie et Roxy Music
Ce mal-être le poursuivait depuis sa jeunesse, le menant à une tentative de suicide en 2004. Il en a révélé l’une des causes majeures il y a trois ans dans un entretien pour la presse anglaise, déclarant qu’il avait été enlevé à l’âge de douze ans par des pédocriminels alors qu’il était en France pour un voyage scolaire. Auparavant, il n’avait évoqué cette horrible épreuve qu’à travers les paroles de Well Fancy That!, single de Fun Boy Three.
À la suite de cette agression, on lui prescrit très tôt des antidépresseurs et il décroche du système scolaire dès 14 ans. À Coventry, où il est né en 1959, il enchaîne les petits boulots, de maçon à apprenti coiffeur, sans conviction. “J’ai eu mon premier coup de cœur en découvrant David Bowie et Roxy Music, quand j’avais 13 ou 14 ans, nous a-t-il raconté. Je me suis calqué sur eux pour savoir ce que je devais manger, écouter, porter… Même si j’adorais tous ces groupes, comme les Sparks aussi, ils me semblaient complètement inaccessibles. Je les regardais à la télé, mais je n’avais aucune idée de comment ils étaient arrivés là, ou comment ils avaient composé ces chansons. Quand j’avais 18 ans, un soir glacial, j’ai vu en concert les Sex Pistols et The Clash, dans une salle à moitié vide de Coventry. Tout à coup, mes copains et moi, on a compris qu’on n’avait pas besoin d’être des virtuoses. Ces mecs nous ressemblaient. On a fondé notre groupe dès le lendemain et on a joué notre premier concert deux semaines plus tard.”
Il doit donc son salut à la musique : il devient en 1977 le leader des Coventry Automatics, groupe qui se transforme en Specials début 1979. “J’ai eu une enfance compliquée, a-t-il poursuivi avec pudeur. J’avais un peu l’impression de vivre sur une autre planète. Personne n’écoutait ce que j’avais à dire, que ce soit à l’école, ou plus tard à l’agence pour l’emploi. Ça m’a poussé à faire entendre ma voix. La chose la plus simple pour y arriver, c’était de faire partie d’un groupe. Quand tu es sur scène, on t’écoute. Aujourd’hui encore, c’est la seule chose qui compte à mes yeux. Certains jaugent le succès à des ventes de disques, pour moi c’est quand j’arrive à écrire quelque chose, à l’enregistrer et à être entendu.”
Une influence décisive
Formation atypique mêlant musiciens noirs, métissés et blancs, les Specials signent des morceaux qui chroniquent leur quotidien avec acuité : une Grande-Bretagne en déclin divisée par le racisme et minée par le chômage, des villes-fantômes où règne le désœuvrement… Ils empruntent aux musiques afro-caribéennes, au ska, au punk et deviennent fers de lance du mouvement 2 Tone dès leur premier album, produit par Elvis Costello. Leur héritage reste aujourd’hui important, perceptible chez Gorillaz, Lily Allen ou encore Tricky, qui ont tous collaboré avec Terry Hall par la suite.
“Personne n’écoutait ce que j’avais à dire, que ce soit à l’école, ou plus tard à l’agence pour l’emploi. Ça m’a poussé à faire entendre ma voix. La chose la plus simple pour y arriver, c’était de faire partie d’un groupe. Quand tu es sur scène, on t’écoute. Aujourd’hui encore, c’est la seule chose qui compte à mes yeux. Certains jaugent le succès à des ventes de disques, pour moi c’est quand j’arrive à écrire quelque chose, à l’enregistrer et à être entendu”
Après la sortie du single spectral Ghost Town en 1981, Terry Hall prend la tangente et fonde Fun Boy Three avec deux camarades des Specials, Lynval Golding et Neville Staple. Un casting de qualité pour des morceaux à la hauteur – citons par exemple leur tout premier single, The Lunatics (Have Taken Over the Asylum), ou le tube Our Lips Are Sealed, coécrit par Terry Hall et sa petite amie de l’époque, Jane Wieldin, guitariste des Go-Go’s.
D’autres projets passionnants viennent s’ajouter à la carrière de Terry Hall : The Colourfield (deux albums en 1985 et 1987), le trio fugace Terry, Blair and Anouchka (un album en 1989), le duo electro-pop Vegas formé avec Dave Stewart d’Eurythmics (un album en 1992), ou encore un duo avec Mushtaq du groupe Fun-Da-Mental, le temps d’un album envoûtant à la fascinante diversité (The Hour of Two Lights, en 2003).
Pendant la seconde moitié des nineties, en pleine déferlante britpop, Blur est l’invité spécial de l’émission Taratata et en profite pour faire venir l’un de ses héros, Terry Hall. Le quatuor pousse l’hommage jusqu’à interpréter avec lui un morceau culte des Specials, Nite Klub. Toute une nouvelle génération française découvre ainsi celui qui rendrait presque Damon Albarn timide : un gentleman ébouriffé aux airs juvéniles qui ne semble même pas conscient de la portée de son œuvre.
À cette époque, Terry Hall s’offre une seconde jeunesse avec une carrière solo ponctuée par deux albums impressionnants : Home (1994), produit par Ian Broudie des Lightning Seeds, suivi par Laugh (1997). Ce diptyque regorge de trésors, en particulier Sense, Forever J, ou Misty Water, fascinants par leurs mélodies pop raffinées, leurs textes ciselés et la voix qui les porte au firmament, d’une pureté rare, reconnaissable entre mille autres.
Une “courte maladie” a mis un terme beaucoup trop tôt à la vie de cet artiste attachant que beaucoup regrettent déjà : des Libertines aux Sleaford Mods, d’Alex Kapranos à Billy Bragg, en passant par Boy George, Badly Drawn Boy, Anton Newcombe, ou Jamie Hewlett, les témoignages d’affection pleuvent sur les réseaux sociaux pour exprimer à quel point Terry Hall a tenu une place importante dans les cœurs de plusieurs générations. On aurait préféré que ce dernier slow ne se termine jamais.
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