Reprise du chef d’oeuvre de David Cronenberg, un sommet d’horreur viscérale et une réflexion critique troublante sur les médias, les images et leur irrésistible prolifération. Une balise dans l’histoire du cinéma comparable à « 2001: l’odyssée de l’espace » ou « Mulholland Drive ».
Une télévision pirate qui diffuse des scènes de snuff (meurtres réels filmés) et de torture… Un pistolet qui se soude organiquement au bras de celui qui le saisit… Des corps qui explosent… Un personnage qui s’approche d’un téléviseur dont l’écran figure une bouche palpitante qui engloutit sa tête… Une fente qui apparaît dans l’abdomen du héros devenu un magnétoscope humain où il engloutit une cassette vidéo… Telles sont certaines des visions inoubliables qui reviennent spontanément à l’esprit en repensant à l’expérience que représenta Vidéodrome de David Cronenberg lorsqu’on le découvrit en 1984, soit un an après les Etats-Unis (il avait été tourné à Toronto fin 1981, début 1982). Aujourd’hui, on le considère comme un film culte. Mais la formule, tellement galvaudée, semble presque réductrice pour Vidéodrome. C’est tout simplement un monument du cinéma, probablement l’équivalent pour les années 80 de 2001: l’odyssée de l’espace de Kubrick.
L’enfer du snuff
Un jour, Max Renn, qui dirige une petite chaîne de télé locale de Toronto, découvre un programme clandestin capté par un assistant, apparemment diffusé depuis la Malaisie, qui se nomme Vidéodrome. Il s’y déroule des scènes de torture et de meurtre, crûment mises en scène, qui semblent réelles. Renn décide de pirater le show pour le diffuser sur sa propre chaîne. Peu à peu, il découvre que ça provient en fait des Etats Unis, que c’est produit et diffusé par la société d’un certain Brian O’Blivion, théoricien des médias. Son but: purger et asservir les esprits par le biais des images hertziennes et vidéo. Ce programme cause par la même occasion une sorte de tumeur dans le cerveau du spectateur, générant des hallucinations comme celles qui envahissent la vie de Max Renn. Pour s’en débarrasser, une seule solution : mettre un terme à son existence pour “changer de chair”. “Long live to the new flesh !”
Ce postulat de la “nouvelle chair” électronique de Cronenberg découle en partie des théories de son compatriote canadien Marshall McLuhan, grand gourou des médias de l’époque (dont Cronenberg aurait assisté aux cours), qui théorisa la transformation radicale de la civilisation occidentale par la prolifération grandissante des médias audiovisuels. De là à prophétiser une mutation physiologique de l’homme par le biais des images et des ondes, il n’y a qu’un pas, que Cronenberg franchit hardiment dans ce film d’horreur d’un nouveau genre, qui était en même temps la suite logique de sa précédente réalisation, Scanners (1980). Mais Vidéodrome n’est pas une œuvre cérébrale et théorique. C’est un semi-film d’exploitation de série B jouant avec l’imagerie sexe et gore, décrivant tout un enfer viscéral, et explorant parallèlement les développements possibles de la télévision et de la vidéo. Le film est manifestement destiné à choquer, en ajoutant au spectacle des têtes explosées de Scanners une dimension clairement sexuelle, dont le summum est la transformation du ventre de Max Renn (joué par James Woods) en magnétoscope/vagin. On retrouvera ce type de concepts bio-fantastiques dans les films suivants de Cronenberg, notamment Le Festin nu, eXistenz, Faux semblants, La Mouche ou Crash (où la fusion homme/machine est également au centre du dispositif, mais sur un autre mode). Mais Vidéodrome est bien l’apothéose de cette furie cronenbergienne de l’organique. Au début des années 2000, le cinéaste délaissera le cinéma de genre et en particulier l’horreur viscérale qui avait été jusque là sa chasse gardée.
Les retombées d’une œuvre maudite
En fait, s’il ne se trompait pas en prophétisant un phagocytage du réel par les médias audiovisuels et électroniques, Cronenberg misait essentiellement sur une mutation physique. Hors, avec l’irruption d’Internet, les systèmes de communication sont devenus de plus en plus immatériels. L’imagerie gore et graphique de Cronenberg, trop concrète, est désormais dépassée ; elle ne traduisait que partiellement la transformation de nos psychés par des moyens de communication de plus en plus sophistiqués.
A sa sortie, le film n’a pas autant choqué que le cinéaste l’espérait peut-être. Malgré la présence d’une vedette pop dans son casting (Debbie Harry, chanteuse de Blondie), ce fut un échec commercial. Vidéodrome a été largement incompris, hormis par les fans déjà acquis à la cause de Cronenberg. A sa sortie, il a été traité avec perplexité par la critique traditionnelle en France, qui l’a regardé comme un objet un peu dégoûtant, sans toutefois le considérer comme une simple série Z. Le fantastique et l’horreur n’avaient pas encore gagné leurs lettres de noblesse. Seuls trouvaient grâce aux yeux des critiques à l’ancienne le fantastique hollywoodien des productions RKO de Val Lewton (le cinéma de Jacques Tourneur) ou les œuvres de pionniers du muet comme Fritz Lang, Friedrich Murnau et Carl Dreyer. Toute la période Hammer british des années 1950 était dédaignée et les productions horrifiques des années 1970-80 considérées comme du cinéma pop-corn pour centres commerciaux (y compris L’Exorciste dans les années 1970, qui fut un événement mais ne suscita pas d’intérêt esthétique). Au début des eighties, le fantastique amorçait à peine sa réhabilitation au sein du Nouvel Hollywood, sous la houlette de Spielberg, Carpenter et Lucas. Mais bien qu’un film de Tobe Hooper, Poltergeist, écrit et produit par Spielberg, sorti l’année précédente, explorât déjà le potentiel maléfique des images hertziennes, les chantres du cinéma d’auteur tournaient le dos à ce courant vulgaire du 7e art. Seuls quelques cinéphages allumés (comme les jeunes critiques du magazine Starfix, anti Cahiers du cinéma) pressentaient le raz de marée que ce courant surnaturel allait susciter à Hollywood. Cela dit, Videodrome restait et reste à part des courants hollywoodiens par sa nature plus déviante et sans doute plus sarcastique, plus critique (des médias), que tout ce que le cinéma californien a pu produire à l’époque.
La maigre postérité du monument
Malgré sa réputation grandissante au fil des ans, le film n’a pas eu une grande postérité (par rapport à Psychose de Hitchcock, par exemple). On peut néanmoins considérer que la saga japonaise de Ring (1998), sur la malédiction engendrée par une cassette vidéo, s’en est inspiré mais en bifurquant vers le film de fantômes. Idem pour le bien nommé Shocker (1989), thriller de Wes Craven, dont le héros, tueur régénéré par l’électricité, voyage à travers les ondes hertziennes en passant par un petit écran. La citation la plus explicite se trouve dans Réalité de Quentin Dupieux, mise en abyme loufoque et surréaliste du cinéma, où l’on retrouve une cassette vidéo dans le ventre d’un sanglier, qui contient une partie des séquences du film qu’on est en train de regarder. Mais aucun de ces films n’a la dimension politique de Vidéodrome, qui suggère une manipulation du peuple par les élites par l’entremise de la vidéo et la télévision. Idée fortement subversive par laquelle le cinéaste mettait cyniquement en abyme son propre travail, sous-entendant qu’il participait aussi lui-même à ce processus d’asservissement global.