Après Kif et Fuck, Laurent Chalumeau publie VIP, un nouveau roman-enquête sombre et pulp sur la raison d’Etat et l’impunité des puissants. Florence Aubenas, elle, vient d’écrire pour Le Monde un article sur la France de Macron. Deux prétextes idéaux pour inviter ces écrivains-journalistes à échanger sur le féminisme ou la situation politique actuelle.
Un président de la République surpris en très fâcheuses circonstances par un paparazzo, une perquisition dans l’hôtel particulier parisien d’un chef d’Etat africain suspecté de biens mal acquis, deux affaires qui finissent par se rejoindre grâce à l’entêtement astucieux d’une fliquesse consciencieuse et d’une juge tenace, dans un marigot grouillant d’avocats véreux, de barbouzes, de journalistes stars imbus d’eux-mêmes ou d’actrices en pleine montée de buzz : tels sont les personnages et situations qui peuplent VIP, le nouveau roman noir de Laurent Chalumeau, un ballet sombre et pulpeux fondé sur de solides recherches dans le réel.
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La raison d’Etat et l’impunité des puissants y valsent dangereusement par la grâce d’une écriture toujours aussi alerte, gouailleuse, inventive, épicée, quoique légèrement plus grave et moins ouvertement déconnante que dans les précédents opus de notre lascar.
Le lien entre les bouquins de Chalumeau et diverses manchettes scandant (voire scandalisant) nos jours ainsi que le gros boulot d’investigation préalable à leur rédaction nous a donné l’idée de faire dialoguer l’auteur avec une grande plume du journalisme. C’est Florence Aubenas qui a bien voulu se prêter au jeu, d’autant que la dame est fan de longue date du travail de l’auteur de Fuck.
Florence Aubenas – J’adore le style de Laurent. Il pourrait écrire le bottin, je le lirais. Il a une façon de conjuguer les verbes qui lui appartient, une façon de tordre la syntaxe comme du métal, un vocabulaire incroyable… Je relis parfois une page ou deux d’un de ses livres juste pour le plaisir de sa musique. Je connaissais ses papiers et quand il s’est mis à écrire des bouquins, je me suis dit “chic, il y en aura davantage”.
Le classement de ma bibliothèque est particulier : il y a l’étagère des livres préférés de mes amis, celle de mes livres préférés, et celle des livres dont j’ai besoin tout le temps, ceux dont je relis un extrait n’importe quand comme on réécoute une chanson : ceux de Laurent font partie de cette étagère-là. Et en plus, il ne raconte pas le bottin mais des histoires qui disent des trucs, mais pour moi, ça vient après son style qui emporte tout.
Laurent Chalumeau – Florence est tout ce que je ne serai jamais. Un reporter est censé être intrépide, culotté et débrouillard, or je suis timide, pleutre et empoté ! A chaque fois que j’ai dû organiser des papiers hors d’un press-junket, ce furent des victoires sur moi-même et sur l’adversité. Le paradoxe est que depuis que je ne publie plus dans des journaux, je fais plus de journalisme pour les repérages et recherches de mes bouquins. L’histoire a prouvé que Florence n’a pas peur de s’approcher de la flamme, quitte à se brûler.
Sans revenir sur son séjour exotique en Irak, elle a quand même récuré des chiottes avec sa brosse à dents pendant quatre mois incognito (Le Quai de Ouistreham, Editions de l’Olivier), ce qui fait d’elle un reporter hors pair, mais en plus, quand elle parlait de style, chère Florence, vous en êtes une autre !
Pourtant, tu n’avais pas d’agenda stylistique particulier, mais force est de reconnaitre que tu “écris” quand même un peu, ce qui s’est confirmé avec En France (Points). Les recueils d’articles ont mauvaise pesse mais il y a des journalistes qui écrivent leurs papiers comme des chapitres de livre. En France, c’est de la littérature, point barre.
Laurent, VIP est plus sérieux, moins déconnant que les précédents. Pourquoi cette inflexion ?
Laurent Chalumeau – Il se trouve que mes premiers lecteurs se marrent autant avec VIP. Tout en étant plus sérieux, je ne voulais pas basculer dans l’homélie, dans l’esprit de sérieux. L’indignation seule, si vertueuse soit-elle, ne suffit pas. Mais je n’aurais pas écrit ce livre comme ça si ma mère était encore en vie. Son agonie m’a sans doute contaminé. J’avais envie de représenter des misogynes…
Florence Aubenas – Pari réussi (rires) !
Laurent Chalumeau – … ce qui m’a amené à une crudité à laquelle je n’avais pas habitué mes lecteurs, à commencer par l’auteure de mes jours. Je tends le micro aux pires recoins du cerveau reptilien du désir masculin. Je n’aurais pas aimé que ma mère lise ça. Là-dessus, il y a eu les tueries de Charlie puis du 13 novembre. Mon chagrin intime et citoyen ont fait que j’étais moins dans un mood coussin péteur que sur certains livres précédents.
Comment voyez-vous le rapport entre journalisme et littérature ? Qu’est-ce que l’un amène (ou retranche) à l’autre ?
Florence Aubenas – Le pont qui rapproche ou éloigne journalisme et littérature, c’est comment on raconte, par quel bout on prend une histoire et qu’est-ce qu’on en fait. Quand on écrit un article dans un quotidien, l’espace littéraire est maigre, on court derrière la montre. Dès qu’on a plus de temps, on prend les choses d’une autre façon.
Laurent Chalumeau – En amont de mes bouquins, j’adopte des procédures de journaliste de façon plus rigoureuse que quand je détenais une carte de presse. Mais j’en fais tout autre chose ensuite. Pour Kif, j’ai fait parler des gens qui n’en avaient pas forcément envie sur les milieux musulmans, je me suis renseigné sur les méthodes des abattoirs avant que ça ne devienne un sujet d’actu. J’ai enquêté sur les assoces d’aide aux prostituées pour Un mec sympa. Florence m’avait d’ailleurs aidé, on était allé aux putes ensemble, ça crée des liens… (rires)
A chaque fois, c’était une petite victoire pour moi, j’avais l’impression d’être Steve McQueen dans La Grande évasion. Je me souviens que lors d’une de mes recherches, j’ai croisé un sans-papiers se faisant expulser, et coincé entre les flics, il emportait avec lui la série des Gendarmes avec De Funès comme ultime souvenir de la France !
Ça, mon pote, c’est le genre d’histoire que tu ne peux pas inventer. Bref, je fais du journalisme dans la méthode mais pas dans l’intention. Après, ma conviction, c’est que la littérature ne se décrète pas, ni dans un sens, ni dans l’autre. Ce n’est parce que tu écris sur Fripounet et Marisette que ne va pas jaillir une étincelle littéraire sur un malentendu.
Et pour autant, ce n’est pas parce que tu t’empares de grands sujets graves que tu vas réussir à faire danser le sens. Pour un journaliste, tout dépend du contexte. Si un attentat survient, tu rapportes les faits, quand, où, comment, tu ne te lances pas dans un papier “littéraire”. Mais si tu écris avec la distance d’un mensuel, là tu peux y aller, c’est la Route 66, en avant Guingamp !
Les héros de VIP sont des femmes et le livre est dédié à ta maman et à Dolly Parton. Sous ta carapace en cuir de rockeur gouailleur, es-tu un écrivain féministe ?
Laurent Chalumeau – Je ne vais pas qualifier mon travail de féministe parce que ce mot est partouzé dans tous les sens si bien qu’on ne sait plus trop ce qu’il veut dire. Tout le monde se dit féministe, même Marine Le Pen ! Je préfère dire que je suis antiviriliste.
Les injustices faites aux femmes me touchent. J’ai eu une mère, j’ai deux filles qui elles-mêmes ont deux mères, ce qui m’encourage à certaines solidarités…(rires) Je ne vois pas au nom de quoi Eric Zemmour se décréterait supérieur à mes deux filles ou à leurs mères simplement parce qu’il a un agace-cul qui lui flageole entre les cannes.
“A la télé, on ne voit pérorer que des mecs, ça pue le fromage de bite avarié” Laurent Chalumeau
La doxa viriliste est aberrante et toute la reconquête du territoire par les mâles supposément brimés est pfff… Quand tu vas sur un site porno, les codes ont changé, il ne s’agit plus de cul mais de vengeance, de démolition, comme s’il fallait faire payer aux femmes leurs avancées. Et à la télé, on ne voit pérorer que des mecs, ça pue le fromage de bite avarié !
Quand on pense à toutes les jeunes femmes qui auraient des choses nouvelles et stimulantes à dire, cette domination est lamentable. Donc, oui, VIP est le crachoir où je déverse toutes mes exaspérations à ce sujet. De nuit par temps de brouillard, mon antivirilisme rejoint sans doute un peu le féminisme, oui, quand même.
Florence Aubenas – Je perçois cette fibre, mais en même temps je ne lis pas Laurent pour lire du Simone de Beauvoir. A ce propos, j’ai découvert assez tardivement ce qu’est être une femme, en écrivant Le Quai de Ouistreham. Car avant, pour moi, l’essentiel était gagné : les femmes votaient, avaient un compte en banque, travaillaient…
En plus, j’étais journaliste-reporter, je ne me voyais pas comme une femme, ce n’était pas la question, pas l’objet. Puis, en faisant ce livre, en étant dans la peau d’une femme de 50 ans, seule, qui cherche du boulot, là, vous comprenez ce qu’est être une femme en France aujourd’hui. Ce regard condescendant sur les femmes, VIP en rend bien compte.
Laurent Chalumeau – Tous les mecs de mon livre sont dans une possibilité de prédation.
Florence Aubenas – Exactement !
Laurent Chalumeau – Les hommes honnêtes sont légitimes à en vouloir à tous ceux qui ont discrédité le désir masculin. Je ne suis pas dans la pudibonderie ou le politiquement correct mais certaines blagues ne me font plus rire du tout. Or, j’ai la nostalgie d’une époque où on pouvait échafauder un pastiche de marivaudage avec une jeune femme juste pour épicer la vie.
Maintenant, on ne peut plus trop car ça risque d’être la porte ouverte à toutes les fenêtres. J’ai connu la parenthèse enchantée entre la pilule et le sida et là, j’observe un raidissement, qui peut avoir ses vertus mais pas toujours. En tous cas, la concupiscence du camionneur n’est pas pire que celle du député ou du prof ou de l’avocat ténor du barreau.
T’as des bites dans tous les cerveaux masculins, après, tout dépend de la puissance du surmoi qui vient contenir ça dans des limites raisonnables. Or aujourd’hui, c’est vrai qu’on assiste à des âneries virilistes comme si les mecs voulaient revenir au score. Les sangliers sont blessés et les queues en tire-bouchon sont tranchantes.
Laurent, tu t’es longtemps flatté de pratiquer de la sous-littérature. As-tu changé de position maintenant que tu es amplement reconnu ?Laurent Chalumeau – J’avais été secoué par l’esprit de sérieux dominant auquel j’avais été confronté depuis la fin de mes études. En prépa littéraire, j’ai vécu la queue de comète du structuralisme, du telquelisme, qui a donné les génies que l’on sait (Barthes, Foucault, Genette…), mais surtout une flopée de pâles imitateurs qui jargonnaient et intimidaient comme dans un camp de rééducation par le travail.
Ils dénonçaient l’illusionnisme romanesque et la fiction comme chiens courants du capitalisme et robinets à idéologie. L’ambiance était totalitaire ! Le plaisir de lire devenu suspect ! Cet esprit de sérieux papal m’avait tellement fait horreur que je m’étais fait le serment solennel de retourner le sablier et de m’enorgueillir d’être un critique rock, un auteur de polar. Je conserve cet attachement au pulp, aux paperback writers, aux Jim Thompson, James Cain, Elmore Leonard…
Florence Aubenas – VIP est d’ailleurs plus pulp que polar. Le polar active des ressorts de contes de fée, ou d’ogres, comme chez Fred Vargas. Là, ce n’est pas le cas.
Laurent Chalumeau – Je voulais jouer avec les codes du cinéma d’exploitation : une demoiselle en détresse avec des craignos qui lui veulent du mal. Il s’agissait d’esquisser des abominations puis de les esquiver en dernier ressort afin de titiller le lecteur.
Florence Aubenas – Ce genre-là existe peu en France, où on est plutôt les rois du polar. C’est vrai que notre littérature, ça a longtemps été Duras ou rien. Tout ça est en train de bouger, c’est devenu le dernier chic de lire des polars, le Nobel a été décerné à Dylan, les étiquettes tombent, les cartes sont rebattues, je trouve ça formidable.
Laurent Chalumeau – Pour finir de répondre à ta question, plus l’âge avance, plus les illusions tombent, comme mes cheveux. A 17 ans, on sait qu’on ne sera pas Rimbaud, et aujourd’hui, je sais que je ne suis pas un colossal écrivain, ni un nul, et c’est un sentiment assez libérateur.
Je fais des livres en m’amusant. Dans VIP, l’humeur est plus sombre que dans Kiff, mais l’exécution est beaucoup plus abandonnée, je me suis moins pris la tête que sur Kiff où j’avais entrepris un tas de recherches et pesé chaque mot au trébuchet pour ne pas tomber dans les clichés sur l’islam ou le FN.
Vous êtes écrivains-journalistes. VIP met en scène un président ; et toi Florence, tu viens d’écrire un article sur la France de Macron. Comment voyez-vous la présidentielle et l’état de notre paysage politique ?
Florence Aubenas – Les mises en examen sont plus des symptômes d’une situation que des révélations surprenantes. Une partie de la classe politique trempe dans les affaires depuis longtemps et on tourne autour de ça depuis aussi longtemps, donc ça devait forcément finir par tomber.
On est en train de vivre un vrai bouleversement de ce qu’on a connu depuis l’après-guerre.
Les deux principaux partis semblent hors jeu alors que d’autres qu’on n’attendait pas sortent du bois. La chose étrange est qu’on est en train de se demander si la vie politique se réinvente complètement ou si on assiste au dernier braquage de l’Elysée. Les gens sont déstabilisés. Quand ils voient Macron, ils se demandent si c’est de Gaulle ou Cahuzac. Cette incertitude, c’est aussi ce qu’on en fera collectivement, et je trouve passionnant que les choses se reconfigurent sous nos yeux.
“En marche !, ils vont s’assoir où à l’Assemblée ? A droite, à gauche, debout dans le couloir ?” Florence Aubenas
Notre jeu politique éclate, c’est plus fort que l’élection de Trump, qui est certes un personnage surprenant, mais les deux grands partis américains seront toujours là à la prochaine élection. En France, on ne sait pas ce qu’il adviendra du PS et de LR. Et En marche !, ils vont s’assoir où à l’Assemblée ? A droite, à gauche, debout dans le couloir ? Les primaires aussi ont tout bougé, sans elles, on aurait un match Sarkozy-Hollande.
Laurent Chalumeau – J’adore Florence pour ça, elle parvient toujours à voir de quel côté le verre va être à moitié plein, sauf que sa pensée boit directement à la bouteille. Moi, je ne regarde pas cette situation avec l’œil du romancier, je me chie dessus. Statistiquement et fiscalement, je fais partie de ceux que Coluche appelait “les milieux qui s’autorisent”.
Je suis un nanti, un privilégié et je déteste passionnément ma caste. Il est avéré que cette caste mérite une sanction. L’impudence des heureux du monde perdure depuis tellement longtemps qu’il est évident qu’on devrait pendre Pierre avec les intestins de Paul.
Si jamais Mimine (Marine Le Pen – ndlr) rate le coche cette fois-ci, ce sera sans doute pour la fois d’après… sauf si celui qui prend les commandes en mai parvient à relever un peu le nez du 747 et à réconcilier les gens avec le processus. En attendant, on a beau faire des papiers ou signer des pétitions, le chômeur d’Hénin-Beaumont s’en torche et n’en peut plus.
Quand t’es dans la merde, qu’on te saisit ta tire, ton écran plat, ton pavillon, et que la gueule que tu vois à la télé pour tes dernières minutes d’écran plat, c’est un enfoiré mondain qui t’explique qu’il ne faut surtout pas voter FN, tu comprends que le gars ait envie de lui dire : “Ben tu sais quoi, c’est pas un doigt que je vais te mettre mais les deux mains !”
Et c’est vrai que la situation donne envie de voir les éditocrates télévisuels s’affoler un peu, mais disant cela, je scie ma propre branche car malheureusement, je suis socialement solidaire de ces gens que j’exècre.
Les raisons de la colère, on les connait et les comprend. Mais pourquoi s’orienter en masse vers le FN plutôt que vers Mélenchon, le NPA ou LO ?
Florence Aubenas – Il vient de le dire, parce que seul le FN fait peur.
Laurent Chalumeau – Ce qui rend les gens vindicatifs, ce n’est pas le bourgeois classique dans son château, c’est la morgue de ceux qui confisquent la parole en donnant la leçon de morale. Jadis, l’Eglise servait à dire aux serfs que leur condition résultait de la volonté de Dieu, et là, on a un clergé laïc qui passe son temps sur toutes les ondes à dire aux gens qu’ils doivent accepter leur sort au nom de la République, du vivre ensemble, des droits de l’homme, autant d’expressions qui sont démonétisées, dévitalisées et qui en deviennent même péjoratives.
On marche sur la tête, mais c’est ça qui pousse les gens vers le FN. Les Arnault, Pinault, il y en aura toujours, ils sont intouchables, et à la limite, ce ne sont pas eux qui gênent le peuple. En revanche, le peuple a envie de fermer la bouche de tous ceux qui sont en boucle sur toutes les ondes. Les programmateurs des talk-shows ont une énorme responsabilité dans cette situation. A un moment, la colère populaire doit trouver un débouché, mais j’espère que ça ne sera pas pour ce coup-ci.
VIP de Laurent Chalumeau (Grasset), 272 pages, 18,90 €
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Merci à Florence Aubenas pour sa participation et au China Club pour son accueil
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