« Pics Or It Didn’t Happen » est une belle compilation de photos censurées par Instagram signée Arvida Byström et Molly Soda, deux jeunes artistes à suivre de toute urgence.
Paradoxalement, cette histoire de livre recensant des photos censurées par Instagram commence sur Facebook. Le 25 septembre 2015, Arvida Byström publie en statut : « Peut-on organiser une cérémonie pour tous les posts bannis d’instagram ? ». Molly Soda commente : « Nous devrions en faire un livre ». La première est une super photographe suédoise de 25 ans vivant à Los Angeles suivie par 164 000 abonnés sur Instagram, que nous avions rencontrée lors d’un périple angeleno à relire ici. La seconde est une artiste digitale née à Porto Rico, installée à New York, et comptant plus de 67 000 abonnés Insta. Toutes deux appartiennent à une même scène artistique composée de jeunes femmes anglo-saxonnes – parmi lesquelles la fameuse Petra Collins- qui interrogent la représentation du corps, l’intimité, la féminité, l’identité en photos et sur les réseaux sociaux.
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Arvida Byström et Molly Soda invitent leurs followers à leur envoyer leurs photos tombées sous le coup de la censure, en reçoivent des dizaines, y ajoutent leurs propres productions, et rassemblent le tout dans un livre. Son titre, Pics It Or It Didn’t Happen, est une expression devenue mème employée à l’origine sur les réseaux sociaux pour défier un interlocuteur d’apporter la preuve visuelle de ce qu’il avance (littéralement : « montre-moi la photo ou bien je considère que ça n’a pas existé »). Voici donc la preuve sur près de 300 pages de la censure exercée par Instagram sur sa plateforme.
Pourquoi le téton dérange-t-il ?
Pourtant, ni l’une ni l’autre ne souhaite tenir un discours anti-censure, assurant même qu’il est bien normal qu’un tel réseau social mette en place des règles afin de nous épargner des images trop violentes. Ce qui les dérange est donc à chercher dans ces dizaines de photos qui regorgent pour la plupart de tétons, poils, pénis, fesses, chair mais bien souvent dénuées d’érotisme. S’engage dès lors une réflexion sur le corps. Pourquoi le téton dérange-t-il ? Pourquoi instagram semble tenir les poils en horreur? Pourquoi la tache de règle sur le pantalon de pyjama d’une jeune fille conduit-elle à la censure ? Pourquoi ce pénis serait-il effrayant ?
« Le retrait ou la suppression de certaines images dit beaucoup de choses au sujet de ce qui est perçu comme acceptable et normal dans notre culture contemporaine » estiment Byström et Soda en avant-propos.
Crédit : Vera Jörgensen
Contactée par nos soins, Arvida Byström poursuit : « Il s’agit de double standard [littéralement : deux poids, deux mesures]. C’est toujours problématique quand des corps différents sont traités de façon différente. Nous devons nous demander ce qui est dangereux dans ces corps censurés, puisque c’est ainsi que le présente Instagram ! » Invitée à signer un autre avant-propos, l’écrivaine et critique d’art américaine Chris Kraus, auteure du culte I Love Your Dick, écrit avec justesse :
« Éclatées sur l’espace blanc de la page, les images de Pics semblent lutter pour atteindre une révélation de soi inatteignable, comme si les bas résilles dévoilant un bikini échancré au niveau du vagin, un téton isolé, ou une tâche de sang sur un jogging détenaient les clés de l’intimité. Mais qui peut dire qu’elles ne le déteignent pas ? Elles sont autant de tentatives pour traverser l’écran en utilisant l’écran. »
En regroupant ces images dans un livre, les deux artistes souhaitaient également leur conférer la gravité, l’importance qu’induisait en elle-même leur censure : Notre décision d’archiver ces images « retirées » reflète le degré d’élévation qu’elles obtiennent en étant censurées » notent-elles, « lorsqu’une image est enlevée d’instagram, nous recevons une notification sans que nous soit précisé de quelle photo il s’agit et pour quelle raison elle a été censurée. Nous devons scroller tout notre compte pour trouver la coupable. Ce qui rend l’image en question plus importante dans notre esprit, peut-être parce que nous avons passé du temps à y penser. Elle crée dès lors un trou dans notre feed Instagram. »
Au-delà de son côté sensationnaliste et militant, ce projet se révèle très pertinent artistiquement parlant. Arvida Byström et Molly Soda ayant récupéré nombre de photos d’ami(e)s artistes, les images publiées, bien souvent esthétiques, dessinent une poésie des corps qui s’exposent ici dans toutes leurs monstruosités, étrangetés, singularités.
A ceux qui reprochent aux amateurs et amatrices de selfies et aux instagram-addicts de céder au narcissisme engendré par la bête 2.0, Chris Kraus répond :
« L’idée que ces autoportraits de corps soient simplement « exhibitionnistes » ou « narcissiques » est absurde. Comme l’a écrit Nagelberg [romancière, poétesse et artiste conceptuelle américaine], les satellites qui gravitent dans l’espace ne sont rien d’autres que des appareils à selfies valant des milliards de dollars… Est-ce là le bout de notre exploration ? … Un monde mort fait pour paraître vivant. »
Pics Or It Didn’t Happen, Arvida Byström & Molly Soda (Prestel, mars 2017)
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