Jusqu’au 2 janvier, Beaubourg explore le travail de Tsai Ming-liang. À cette occasion, Jean-Marc Lalanne met l’œuvre du cinéaste taïwanais à l’épreuve du Q.S. de Julien Gracq.
Dans la monumentale et récente réédition de son renommé Dictionnaire des films, l’historien du cinéma Jacques Lourcelles cite, au détour d’une entrée, quelques lignes très belles de Julien Gracq sur le cinéma. Dans En lisant en écrivant, Gracq affirme une exception du cinéma par rapport aux autres arts en cela que “la part de remplissage neutre, inactif et insignifiant (le Q.S. d’eau distillée des préparations pharmaceutiques), nulle en principe dans un tableau ou un roman, atteint dans le cinéma à son maximum”. Il poursuit que là où le ou la peintre·sse et l’écrivain·e exercent leur maîtrise sur le choix de chaque touche ou de chaque mot, le ou la cinéaste accueille dans son œuvre des variables qu’il ou elle ne contrôle pas : la masse indistincte des figurant·es, le passage du vent, l’ombre portée des nuages… La contingence serait pour Gracq ce à quoi le cinéma est voué, ce avec quoi il doit composer.
De façon tout à fait inattendue pour qui n’est pas familier·ère de son idéologie critique, Lourcelles tacle sèchement Gracq en disant que ces propos prouvent à quel point l’écrivain ne comprend vraiment rien au cinéma. Car selon lui, le propre d’un·e réalisateur·trice est de savoir réduire à zéro le Q.S. de chaque plan et maîtriser la moindre constituante d’une image : dompter les nuages, arrêter le vent et annihiler tout autre facteur contingent. On n’en attendait pas moins d’un historien du cinéma qui dans son tome consacré au cinéma de ses soixante-dix dernières années, se prosterne devant les films de Kubrick et Polanski, et considère Le Rayon vert de Rohmer ou l’essentiel de l’œuvre de Jacques Rivette comme des aberrations contre-nature. Pour Lourcelles, dont les positions sur le cinéma n’ont pas bougé depuis plus de soixante ans, la mise en scène serait surtout une affaire de grand·e maniaque, d’obsédé·e de la maîtrise qui chasse de son cadre tout ce qu’il ou elle n’a pas sélectionné. On préfère penser qu’une image de cinéma est au contraire une terre d’accueil, un lieu de passage, un champ ouvert sur des forces que le ou la cinéaste n’a pas anticipées, mais qu’il se doit de prendre en charge.
Tsai Ming-liang à Beaubourg
Le Centre Pompidou propose jusqu’au 2 janvier une installation du cinéaste taïwanais Tsai Ming-liang. Elle agence, dans une très belle scénographie d’écrans enchâssés et de miroirs, des films réalisés sur une période de dix ans, dans des villes multiples (Tokyo, Marseille, Paris, Taipei…). Tous réitèrent le même dispositif : Lee Kang-sheng, l’acteur fétiche de TM-L, marche dans la rue, vêtu d’une toge pourpre avec une extrême lenteur. Il parcourt vingt mètres en dix minutes. Autour de lui, les Marseillais·es, Parisien·nes, Japonais·es, avancent au rythme alerte des citadin·es contemporain·es, et la plupart ne calcule pas cet homme au ralenti. On repense à la belle définition de Julien Gracq. Dans ces plans urbains, Tsai Ming-liang ne maîtrise qu’un seul élément de son cadre : son acteur, dont il a fixé la vitesse de déplacement. Tout le reste est le Q.S. d’eau distillé dans les préparations pharmaceutiques. Du neutre. De l’inactif. De l’insignifiant. Des gens qui passent ignorant·es de l’œuvre à laquelle ils ou elles participent. La vie, brute, inextinguible, qui s’invite dans le cadre et l’emplit presque totalement.
Mais il suffit de maîtriser un seul facteur, cet homme au ralenti, pour faire acte de mise en scène. La chorégraphie quasi statique imprimée par l’acteur interroge l’informe généralisé de ce qui l’entoure. Deux vitesses de vie se heurtent, la lenteur méditative de l’une vide de sens l’agitation de l’autre. C’est probablement cela, selon nous et contre Jacques Lourcelles, un·e très grand·e cinéaste : un·e artiste qui se laisse envahir par le contingent et parvient à le transpercer d’un mouvement de pensée.
Édito initialement paru dans la newsletter cinéma du 30 novembre