Après 20 ans passés dans la maison italienne, dont sept à la direction artistique, Alessandro Michele quitte Gucci. À travers ses collections, ce prince baroque de la pop à la longue chevelure ébène a livré un hymne aux métamorphoses identitaires et ouvert une nouvelle page dans la mode.
En septembre dernier, Alessandro Michele dévoilait la collection Twinsburg à travers un défilé cinégénique composé de 68 paires de jumeaux. Les images, appelant à une réflexion sur l’identité, ont fait le tour d’Instagram et comptent parmi les moments les plus forts et émouvants de la Fashion Week, selon un sondage Tagwalk. Poésie et spectaculaire : une articulation dont Michele est le maître depuis son arrivée dans la maison italienne en 2015, en pleine sortie d’une ère marquée par les silhouettes jet-set, pilotée par Frida Giannini.
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Pourtant, le mercredi 23 novembre, les rumeurs et spéculations se multiplient suite à une publication du média mode Women’s Wear Daily : à 49 ans, Michele quitterait la direction artistique de Gucci après avoir poussé la maison à des niveaux de rentabilité historiques – 8 milliards d’euros en 2018. Sa constance dans l’exubérance et ses jeux d’époques hétéroclites ne serait plus dans l’ère du temps, plus assez nouveaux pour la sphère mode.
L’information est confirmée dans la soirée par un communiqué de presse de Kering, accompagné d’un post lyrique de Michele sur son compte Instagram personnel : “Puissiez-vous continuer à vous nourrir d’imaginaires poétiques et inclusifs, en restant fidèles à vos valeurs. Puissiez-vous toujours vivre de vos passions, poussé·es par le vent de la liberté.”
Inclusivité et liberté : tel est l’héritage du créateur romain. Depuis sa nomination en 2015, Michele a imposé une esthétique excentrique, impulsant de nouvelles discussions autour de la fluidité du genre dans la mode et plus largement dans la société. En mélangeant et en décontextualisant inlassablement les styles de leurs origines, en joignant des époques hybrides, en panachant haute culture et pop culture, il a fait de Gucci un moyen de revendiquer le droit d’échapper à toute catégorisation identitaire dans une ère des réseaux sociaux marquée par les luttes de représentations.
Remise en question de la mode
Alessandro Michele est la surprise de 2015 : après 13 ans passés en backstage dans le studio Gucci, le créateur de 42 ans succède à Frida Giannini, en place depuis 12 ans. Diplômé de l’Accademia di Costume e Moda de Rome, il s’insère dans une période charnière, marquée par la remise en questions des designers superstars dans la mode. Chez Balenciaga, Demna Gvasalia du collectif sans visage Vetements fait lui aussi une entrée remarquée et renouvelle la mode, tant dans son esthétique que dans son fonctionnement. L’un comme l’autre proposent des vestiaires déliés des normes de genres et laissent place à des esthétiques ordinaires, quotidiennes et marginales, questionnant la construction culturelle du mauvais goût. Leur hacking mutuel, à l’occasion de la collection printemps 2022, sera la conclusion logique de cette ère questionnant l’authentique et la copie, le mainstream et l’exclusif, à l’heure d’un luxe revendiquant le motif de la rue.
Le genre, et après ?
Dentelle en crochet, fourrure brodée, col lavallière et longs peignoirs soyeux : la première collection de Michele dévoilée en février 2015 lors de la Fashion Week masculine donne le ton avec une androgynie inédite pour Gucci, connue pour ses costumes tailoring. Le geste se prolonge avec l’annonce de la fin des défilés hommes et femmes au profit d’un unique show mixte en 2016 : “C’est potentiellement le changement le plus perturbateur à ce jour”, expliquait alors Julie Gilhart, consultante du grand magasin Barney’s de New York.
Pour appuyer ce questionnement post-genre, Michele n’hésite pas à prendre appui sur des philosophes contemporains, à l’instar de Donna Haraway citée dans la note d’intention du défilé automne/hiver 2018 : “Nous sommes dans une ère post-humaine. Nous sommes aujourd’hui capables de passer outre les lois de la nature.” En 2020, il invitait le penseur espagnol Paul B. Preciado dans une série de sept films courts soutenant la visibilité LGBTQ+, réalisés avec Gus Van Sant. “C’est parce que les vêtements sont un lieu central de la construction du genre et de la sexualité qu’il me semble important d’être en dialogue avec l’industrie de la mode”, explique alors le philosophe aux Inrocks.
Posant le genre comme une construction culturelle, il ouvre la voie à une nouvelle vague de designers gender fluid comme Collina Strada, Charles Jeffrey ou Eckhaus Latta. Point d’orgue : il fait du concept camp le cœur de l’ultra médiatique Met Gala en 2019. “L’esthétique exubérante de la sensibilité camp a évolué, autrefois un lieu de marginalité, devenu une influence importante de la culture dominante contemporaine”, notait alors Max Hollein, directeur du Metropolitan Museum of Art. Sur le tapis rouge, Harry Styles ou Jared Leto se prennent au jeu, théâtralisant à l’extrême leur identité et proposant de nouvelles masculinités libérées des carcans patriarcaux.
L’intello populaire
La fluidité de genre se prolonge dans la fluidité des références : chez Gucci par Michele, la hiérarchie entre culture classique et mainstream s’estompe. Les lieux patrimoniaux se transforment en scènes – le palais Pitti de Florence, l’abbaye de Westminster ou la nécropole des Alyscamps – et accueillent les personnages Gucci habillés de références multiples. Pull à imprimé Donald Duck, bombers punk, cravache SM et robe de dentelle inspirée des années soixante-dix cohabitent sur contraintes.
Si Michele échappe à toute lecture, l’industrie de la mode le couronne du titre de meilleur designer de l’année en 2015, soulignant sa capacité à rendre chaque produit désirable. Avec ses mules à fourrure ou ses sneakers ornées de logos, il procure à la GenZ de nouveaux outils de distinction portés par les plus grandes célébrités.
Habillant aussi bien Clara Luciani que Lana Del Rey et Måneskin, celui qui cite Michel Foucault ou Félix Guattari a inventé une nouvelle grammaire. Son ami le philosophe Emanuele Coccia écrit à son propos sur Instagram : “Il n’a pas seulement changé le langage de la mode, mais il nous autorise à changer et nous transformer à la manière d’un papillon.”
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