Chaque année : plus de cent suicides en prison. Qui se tue ? Jamais les mecs de la haute pègre, les grands criminels, les chefs de mafia qui réinstallent leur domination à l’ombre des centrales. Mais les plus jeunes, les plus fragiles, les petits délinquants, coupables ou innocents.
« Parfois y a des mecs qui me regardent et qui tirent la tronche en me disant qu’ils en ont pris pour trois ans. Je leur réponds : “Moi j’en ai pris pour vingt piges mon gars, et je fais pas la gueule.” Anne Menguy se marre. Elle est “première surveillante” à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. On dit “surveillant” de prison et non “gardien”. “Gardien, c’est pour les chèvres. Nous, on est censés s’occuper d’êtres humains avant tout”, précise son collègue Gérald Férjul, la trentaine. Il poursuit : “Les gens disent “matons” aussi, c’est entré dans le langage courant. Pourtant, à la base on n’est pas là pour mater – dans tous les sens du terme, hein. On est là aussi pour aider à la réinsertion des détenus, mais vu les moyens et les conditions de travail, c’est pas évident.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
En mai dernier, les surveillants pénitentiaires avaient bloqué 120 des 194 prisons françaises. Certains blocages avaient été réprimés par la police (les surveillants pénitentiaires n’ont pas le droit de grève). “Pourtant, c’est pas notre genre de faire du bruit. On sait que c’est un métier dur, on n’a pas l’habitude de se plaindre. Si on s’est manifesté, c’est que les prisons sont au bord de l’explosion. Et nous par la même occasion”, explique Philippe Nawrocki, surveillant à Fleury.
Le métier est difficile. On n’y vient pas spécialement par vocation, la plupart des surveillants que nous avons rencontrés étaient au chômage quand ils ont décidé d’entrer dans l’administration pénitentiaire. Les salaires sont bas : 1 200 euros net à l’embauche. En mai dernier, ils ont été près de 4 000 à se mobiliser (sur 23 000). Ils demandaient des effectifs supplémentaires face aux prisons surpeuplées.
Avec 63 351 détenus pour 52 535 places disponibles en avril 2009, le taux de densité carcérale français atteignait les 120 % (contre 100 % en moyenne dans les autres Etats européens). A Fleury, c’est plus de 150 %. Les détenus sont en général deux par cellule. A Fresnes, l’une des autres “grosses prisons” parisiennes, “les cellules font neuf ou onze mètres carrés, avec trois personnes dedans. Soit ils dorment dans un lit superposé à trois étages, soit c’est un lit à deux étages et il y en a un qui dort sur un matelas jeté au sol”, raconte Ahmed El Hoummass, surveillant à la prison de Fresnes depuis 2003 et délégué CGT.
Comme les autres surveillants, il n’attend pas grand-chose du projet de loi déposé par Michèle Alliot-Marie, la nouvelle garde des Sceaux, qui a pour objectif d’adapter les prisons françaises aux règles pénitentiaires européennes. “J’ai vu qu’un code de déontologie à l’usage des personnels pénitentiaires était prévu, je ne sais pas bien ce que ça veut dire. Ce que j’aurais aimé voir, dans ce projet, c’est une modification de la politique pénale, qui aurait eu des conséquences directes sur la politique carcérale. Aujourd’hui, on incarcère à tout-va, et dans la foulée on aménage à tout-va, ça n’a pas de sens. Tous les jours, on voit une vingtaine de nouveaux détenus arriver. A Fresnes, un surveillant s’occupe de cent détenus par coursive, on ne gère plus du tout la situation, c’est devenu très pesant de faire son travail dans ces conditions.”
Depuis le début de l’année 2009, au moins dix surveillants se sont suicidés, et chaque année, plus de six cents agressions donnant lieu à un arrêt de travail sont comptabilisées. “C’est tous les jours plus violent. C’est les menaces, les insultes, les crachats”, raconte Anne Menguy. Tous les surveillants dénoncent une montée notable du climat de violence. “Je me suis fait agresser cinq fois depuis que je travaille dans les prisons, trois fois, ça a été plutôt grave. J’ai été placé sous trithérapie après avoir été mordu jusqu’au sang, une autre fois on m’a cassé le poignet, et une autre j’ai été bloqué du dos pendant un mois tellement on m’avait frappé fort. C’est très violent, les détenus pètent les plombs dans des prisons inadaptées et vétustes”, note Eric Brunel, surveillant au centre de détention de Loos, dans le Nord.
“Vétuste” : tous les surveillants prononcent ce mot. Chacun y va de son anecdote : un plafond qui s’effondre sur des détenus, une conduite qui lâche subitement, des rats “gros comme des chats” qui se trimballent dans les coursives. “Franchement, j’ai eu l’occasion de parler avec des détenus qui ont été incarcérés en Espagne, en Italie, en Allemagne, et ils me disent que ça n’a rien à voir, là-bas c’est presque du luxe à côté de la France, plaisante Ahmed El Hoummass. Il a fallu qu’on voie les images que des détenus avaient réussi à filmer de l’intérieur pour qu’on se rende compte enfin des conditions de détention. Quand les surveillants alertent là-dessus, on ne les écoute pas forcément.”
En décembre 2008, Le Monde avait rendu compte d’images édifiantes filmées à Fleury- Mérogis par des détenus à l’aide de téléphones portables. “Lors de notre formation, on nous apprend que la prison, c’est la privation de liberté. Mais privation de liberté, ça ne veut pas dire privation de dignité”, note Paul Adjedj, surveillant à l’établissement pénitentiaire de Toulon et ancien des Baumettes à Marseille. “On a même du mal à gérer les douches, poursuit-il. Il faut voir l’été, les odeurs sont parfois insupportables, surtout dans le Sud où il fait très chaud.” “A Fleury, on a 14 douches pour 300 bonshommes. Ça prend un temps fou d’y emmener les mecs”, explique Philippe Nawrocki.
Ahmed El Hoummass raconte le mitard de Fresnes. “C’est une pièce avec des chiottes à la turque. Le lit, c’est un bloc de béton avec un matelas. Alors oui, il faut un mode de sanction, mais pas comme ça. On n’est pas obligé de faire dormir les mecs la tête à côté des chiottes à la turque, quand même ! Je ne vous dis pas dans quel état ils sortent. Même si on sait que ce ne sont pas des enfants de choeur, c’est vraiment très dur.”
Le sexe en prison est également au centre des témoignages de surveillants. “On le sait, qu’il y a du sexe en prison. Entre détenus, au parloir. Il y a des capotes dans toutes les infirmeries. Mais on ne légifère pas là-dessus, on préfère fermer les yeux, c’est très révélateur de l’hypocrisie qui règne dans le milieu pénitentiaire”, note Paul Adjedj. “Combien de fois j’ai vu des gens commencer à s’embrasser au parloir, et combien de fois j’ai fermé la porte, alors que je suis censé surveiller. Mais c’est comme ça qu’on rend un peu de dignité aux détenus”, explique Ahmed El Hoummass.
Il y a les drogues aussi. “Quand un jeune surveillant arrive et qu’il chope son premier bout de shit, il est tout fier de lui, il va le montrer à son supérieur qui lui dit d’aller rendre ça tout de suite au détenu. On sait que quand les mecs ont fumé on va avoir un peu la paix”, explique Philippe Nawrocki. “L’administration pénitentiaire, c’est le plus gros dealer de France : on voit des mecs qui pompent des fioles à longueur de journée. C’est méthadone, Subutex, tous les produits de substitution”, dit Anne Menguy. “On ne veut pas voir ce qui se passe en prison, on préfère cacher la misère. Il ne faut pas faire de vagues. Heureusement, il y a eu le témoignage de certains cols blancs incarcérés comme Le Floch-Prigent ou Tapie pour attirer l’attention de l’opinion publique”, explique Ahmed El Hoummass. “Et encore, souvent ils n’ont connu que les quartiers VIP, note Philippe Nawrocki, ils ne sont pas confrontés aux troubles psychologiques de certains détenus.”
Ces cas psychologiques sont au coeur de tous les témoignages de surveillants. “On se retrouve avec des détenus psychotiques sous cachetons, qui ont une réalité totalement parallèle, des gens qui vous demandent leur petit déjeuner à minuit, on ne sait pas quoi en faire, on n’est pas formé pour ça”, poursuit Ahmed El Hoummass. “Moi, j’ai vu un mec l’an dernier, il était en état de prostration sur son meuble, nu, exactement comme dans le film Birdy. C’était le 25 décembre au matin. Il me disait qu’il y avait un gars caché sous son lit et qui lui avait mordu les bras. Bon, là il faut rentrer dans le jeu de la personne. Je lui ai dit que le mec sous son lit était sorti, et on a réussi à le faire redescendre au bout d’un moment. Là, on s’est aperçu que le type s’était arraché des bouts de chair avec les dents”, raconte Philippe Nawrocki. “En 1985, 4 % de la population carcérale subissait des troubles du comportement, aujourd’hui, c’est plus de 25 %. La prison récupère des gens que le milieu hospitalier ne prend plus en charge. C’est ça qui tue la prison. Ça tue les détenus, ça tue les personnels”, conclut Philippe Nawrocki.
Certains noms ont été modifiés.
Merci à Yannick Adam de Villiers.
{"type":"Banniere-Basse"}