Déjà 23 suicides et pas de solutions. Pressions, réorganisation permanente, indifférence aux revendications: le journaliste Ivan Du Roy, qui a enquêté sur France Télécom, analyse la souffrance dans l’ex-entreprise publique.
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Après 23 suicides en un an et demi, France Télécom a mis en place un numéro vert pour les salariés et promet de se mettre au travail. Ivan Du Roy, journaliste à Témognage Chrétien et sur le site Bastamag, va publier en octobre une enquête sur groupe. Il dénonce des méthodes d’encadrement qui mettent la pression.
Se suicider sur son lieu de travail est un acte extrêmement violent. Pourquoi ce choix symbolique ?
Il n’y a jamais de cause unique, c’est toujours difficile d’expliquer ce qui va déclencher le geste. Mais quand il se produit dans les locaux de l’entreprise, ou quand quelqu’un laisse une lettre incriminant le travail, on peut décemment penser que ça a aggravé sa situation. Le travail génère du stress qui peut se transformer en souffrance et amener des gens fragilisés par ailleurs à passer à l’acte. Si une personne a mal ressenti un certain nombre de choses, ses collègues peuvent traverser la même chose, même s’ils le supportent mieux sur le moment.
Qu’est-ce que le « management par le stress » de France Télécom, que vous décrivez dans votre ouvrage ?
C’est un engrenage lié à l’évolution de France Télécom, une réorganisation assez brutale pour les salariés. Ils sont soumis à la mobilité géographique, aux regroupements, à la fermeture des sites dans les petites villes. Le cœur du métier de France Télécom, qui était la technique, s’est déplacé vers les métiers commerciaux. Il s’agit aujourd’hui de vendre les produits, abonnements Internet et forfaits pour téléphones mobiles, sur fond de réduction des coûts et des effectifs. L’incitation au départ est permanente. Lors de leurs entretiens d’évaluation, on demande régulièrement aux salariés s’ils ne veulent pas partir de l’entreprise, bouger, monter leur projet ailleurs. Cela crée un climat de non reconnaissance assez malsain, qui leur donne l’impression d’être inutiles dans cette entreprise. C’est un management assez agressif. L’entreprise a totalement individualisé les performances et les objectifs. Sur un centre d’appel par exemple, la norme va être de traiter six appels par heure. Si le salarié en fait huit il va avoir une prime. Sauf qu’au bout d’un mois on va lui dire « maintenant la norme c’est huit appels, et pour avoir une prime ça sera dix. » Ca se traduit aussi par le chronométrage de toutes les activités, la compétition entre les vendeurs dans les boutiques… C’est un climat assez rude.
Ce système est généralisé à toute l’entreprise ?
Oui, quel que soit l’âge et le niveau de qualification des personnes. Mais ce système est particulièrement mal ressenti par le cœur historique de France Télécom, les techniciens qui ont connu l’entreprise publique. Depuis quelques années, ils subissent de plein fouet une révolution culturelle, des évolutions technologiques permanentes et la nécessité de s’adapter. Il y a surtout une surdité totale de la direction quand les salariés veulent aborder les problèmes d’organisation du travail, d’horaires… C’est interprété comme une remise en cause de la stratégie de l’entreprise.
Devant la série de suicides qui frappe l’entreprise, quelles réponses au stress propose le groupe ?
L’Observatoire du stress et des mobilités forcées est né en 2007 à l’initiative de deux syndicats, Sud et la CGC. Les syndicats commençaient à réaliser l’ampleur du problème et leurs difficultés à l’appréhender. Ils sont traditionnellement portés sur les questions de préservation de l’emploi, de gestion des carrières, de niveau des salaires. La santé au travail est appréhendée dans un sens très classique : les accidents du travail, l’amiante, produits chimiques, rarement la souffrance psychologique. Cet outil leur permet de travailler là-dessus avec des médecins du travail, des sociologues etc. La direction a longtemps été dans le déni total du problème. Avec l’apparition de suicides réguliers, qui ont un lien avéré au travail, ils ont décidé de mettre en place des « cellules d’écoute », composées de managers censés écouter les salariés. Sauf que c’est une réponse individuelle à un problème d’organisation du travail et de management. Ca revient à considérer les salariés comme des personnes « fragiles », « en difficulté », à les stigmatiser encore plus. Le problème n’existe pas s’il vient d’un salarié « fragile » ou considéré comme tel. Et c’est une réponse qui n’est pas du tout à la hauteur du phénomène actuel. Pour l’instant la direction refuse de s’interroger sur ses stratégies.
Xavier Darcos devait rencontrer aujourd’hui le président de France Télécom. Pourquoi le gouvernement s’en occupe ?
L’Etat reste le principal actionnaire, à 26%. Est-ce qu’il est seulement là pour empocher des dividendes en fin d’année ou est-ce qu’il doit s’intéresser un peu à l’activité, aux conditions de travail ? Ca peut être bien qu’il commence à s’en occuper même si c’est un peu tard. Même si l’Etat se fait plus discret il a encore son mot à dire. Au moment où sort le rapport Stiglitz qui cherche à mesurer différemment l’économie en intégrant davantage les questions de bien-être social, la question se pose au niveau de toutes les entreprises. Et puis l’Etat a quand même mis en place l’accord interprofessionnel sur le stress qui doit commencer à s’appliquer un peu partout.
Ouvrage à paraître le 8 octobre: Orange stressée, le management par le stress à France Télécom (La Découverte)
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