NewYork après le 11 Septembre, le cricket comme utopie égalitaire, un homme qui se souvient de son ami assassiné… Etrange miroir, Netherland a déjà séduit les USA. Rencontre en français avec son auteur Joseph O’Neill.
Je suis en train de lire ce livre intitulé Netherland, de Joseph O’Neill… Il traite de l’après-11 Septembre, d’un homme – sa famille le quitte et il se met à jouer au cricket à New York. Et c’est fascinant. C’est un livre formidable, même si je ne connais rien au cricket.” En répondant ainsi à la BBC qui l’interrogeait sur ses lectures, Barack Obama parachevait de lancer Joseph O’Neill. C’était en avril dernier, et son Netherland (sorti en mai 2008) avait déjà reçu un formidable accueil critique et frôlait les 100000 exemplaires vendus – malgré le fait que, comme Obama, personne, franchement, ne connaît rien au cricket…
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Peu importe. Dans Netherland, ce sport raffiné, désuet, devient une utopie : un monde parallèle au monde conflictuel post-11 Septembre, qui rassemble des communautés qui auraient tout lieu de ne pas s’entendre. Page 19 : “Avant le début du match, Ramesh, un membre de notre équipe, nous attira en cercle pour une prière. Nous nous tenions par les épaules – il y avait là trois hindouistes, trois chrétiens, un sikh et quatre musulmans.”
Cet étrange roman, lente plongée dans la mémoire et la psyché d’un homme sans qualités très contemporain, commence par la fin, en 2006, quand le narrateur, banquier hollandais, est retourné vivre auprès de sa femme et de son fils à Londres, et apprend que le cadavre de son ami et joueur de cricket, Chuck, originaire de Trinidad, a été retrouvé menotté dans un canal de New York. C’est leur amitié que retrace Netherland quand, après le 11 Septembre, le narrateur se retrouve seul et déprimé à New York, au Chelsea Hotel, entouré de personnages aussi irréels qu’hallucinés (dont son voisin, un jeune Turc qui se trimballe toujours habillé en ange, avec de grandes ailes dans le dos…). Sa femme s’est détachée de lui sans qu’il s’en aperçoive et, terrorisée par l’attentat contre les Twin Towers, a décidé de rentrer vivre à Londres avec leur jeune fils. Hans Van Den Broek, le narrateur, se lie alors avec Chuck, rencontré alors qu’il arbitre un match de cricket, sans voir qu’il s’agit peut-être d’un gangster…
La vie de Joseph O’Neill ressemble à une version apaisée, réussie, de celle de son narrateur. Né en 1964 à Cork, en Irlande, d’un père irlandais et d’une mère turque francophone – il fera l’interview dans un français quasi parfait –, il a grandi en Hollande, exercé le métier d’avocat à Londres, avant de s’installer avec sa femme et leurs deux enfants au Chelsea Hotel, à NY, en 1998. O’Neill est déjà l’auteur de deux autres romans, “qui ne m’intéressent plus”, et d’un essai sur l’histoire de sa famille via l’emprisonnement de son grand-père irlandais par l’IRA et l’internement de son grand-père turc par les Anglais en Palestine durant la Seconde Guerre mondiale.
Deux non-dits familiaux qu’il aura découverts, et fouillés, sur le tard. C’est dire que Netherland est aussi le roman de ce qui ne se dit pas, de ce qui ne se voit pas, de ce que l’on ne comprend pas – les sentiments, les impressions, ce qui anime les êtres sans qu’ils le sachent eux-mêmes. Un roman où l’on se meut aussi lentement que dans n’importe quelle existence, qui en capture si justement la texture – traverser sa vie sans rien maîtriser –, et qui hante longtemps après sa lecture.
ENTRETIEN >
Pourquoi avez-vous choisi le cricket comme matériau romanesque ?
Joseph O’Neill – D’abord parce que c’est un sport que je connais bien, j’y jouais en Hollande, et j’y ai rejoué en arrivant à New York en 1998, à Staten Island et à Brooklyn. Après avoir pratiqué le cricket pendant deux ans là-bas, j’ai pris conscience de ses possibilités littéraires, car il peut confronter le lecteur américain à l’autre, l’étranger, l’émigré – ce sont les émigrés qui le pratiquent à NY. C’était, pour moi, un moyen de dramatiser les limites de la vision américaine. Après, il y a eu le 11 Septembre, et la question des frontières, des limites de la vision morale, politique, culturelle de l’Amérique est devenue une question encore plus importante, aussi importante que désastreuse d’ailleurs… Certes, chaque société a des tendances insulaires et des tendances d’ouverture, mais disons que venant de l’Amérique, les conséquences en sont encore plus lourdes, car c’est LE grand pouvoir – et l’administration Bush avait exarcerbé la tendance insulaire des USA, même si les idées et les attitudes de cette administration choquaient une grande partie des Américains. Bref, le cricket est un jeu invisible, mystérieux, qui se joue à NY depuis cent cinquante ans – c’est le grand sport colonial des Anglais, on le joue en Inde et au Pakistan, où ils sont fanatiques de ce sport. Et ce sont surtout les Indiens ou les Pakistanais qui y jouent à New York. Il fallait pénétrer ce monde différent, où j’étais le seul joueur européen, blanc même. C’est cette expérience de la marginalité qui m’a intéressée…
Dans votre livre, il est pourtant peu question de matchs. Mais on parle beaucoup du cricket pour ses à-côtés, comme l’entretien du terrain par exemple…
Il n’y a pas d’actions, c’est vrai, et au fond, on n’a pas à comprendre ce jeu. Ce livre raconte d’abord le souvenir que le narrateur, Hans, a de Chuck, son ami mort. Donc il va se souvenir de tout ce qu’il faisait avec son ami, ce qui préoccupait celui-ci : ainsi, le sujet est moins le cricket en soi que l’idéal de Chuck, son rêve de construire un terrain de cricket. On peut, bien sûr, y voir une métaphore des rapports humains, mais personnellement, je n’aime pas trop expliquer. J’aime qu’un livre garde son autonomie et son sens du mystère. Il n’y a pas vraiment une clé pour ce livre-là, il y a plusieurs entrées possibles, et plusieurs sorties. Certains lecteurs trouvent que c’est un roman sur la famille, d’autres un roman politique, d’autres un grand roman postcolonial.
C’est un critique du New Yorker qui a écrit que Netherland était un grand roman postcolonial. Qu’en pensez-vous ?
Du point de vue des théories postcoloniales, c’est en effet ce que l’on peut dire de mon livre. Je n’avais pas moi-même a priori de thèse postcoloniale en l’écrivant, mais le cricket est un sport très colonial et on voit des gens qui viennent de pays qui ont été colonisés et qui essaient à leur tour de “coloniser” les Etats-Unis avec ce sport qui a été importé chez eux par des pouvoirs coloniaux. C’est une façon de s’approprier et de réinventer une expérience politique et historique. Chuck s’intéresse beaucoup à l’histoire de ce sport aux USA, car il croit qu’il va contribuer à la civilisation américaine. Pour lui, l’Amérique n’est pas encore tout à fait civilisée si elle ne comprend pas un sport comme le cricket. C’est une vision assez radicale : croire et dire que le pouvoir de civiliser est maintenant entre les mains des soidisants “sauvages” qui sortent de la jungle – et Chuck se souvient bien du moment où il était dans la forêt… Ce sont toutes ces théories qui sont mises en question dans le livre, et qui ont en effet à voir avec les théories post-coloniales qui entendent que les émigrés ont quelque chose à nous apporter. Par exemple, en Angleterre, ces théories ont amené les Anglais à s’intéresser à la littérature des auteurs issus des colonies, V.S. Naipaul, Salman Rushdie, et aujourd’hui Nadeem Aslam ou Zadie Smith, tout ce monde qui est anglophone mais pas anglais, ou les écrivains africains et aussi irlandais bien sûr… Si une société est un peu traumatisée, si une société change, si son histoire est toujours un peu en développement, ça crée des conditions fertiles pour la littérature. C’est aussi le cas en France, non ?
Pas vraiment. En France, nous n’avons pas d’auteurs comme Nadeem Aslam ou Zadie Smith…
Mais est-ce que les jeunes Africains ou Maghrébins se sentent autorisés par la société française à écrire ?
Vous pensez qu’une société doit autoriser à écrire ?
Sur le plan pratique, oui. Je ne veux pas dire que la littérature vraiment intéressante doit se sentir autorisée, c’est peut-être même le contraire… Mais je crois qu’on peut certainement développer en quantité une littérature postcoloniale avec l’autorisation d’une société – la qualité reste un autre problème, qui relève du mystère et de la chance… Beaucoup d’écrivains américains sont cubains-américains, chinois-américains, indiens-américains, africains-américains, etc. Parce que l’on considère que les enfants de ces gens qui se sont installés en Amérique ont le droit d’expliquer cette expérience particulière qui est la leur. C’est, par exemple, ce qui s’est passé aussi pour les Juifs américains : beaucoup de grands écrivains américains sont sortis de cette communauté dont les Américains ne savaient pas grand-chose, parce qu’ils ramenaient des nouvelles de la vie juive américaine dans leurs romans, qui n’était pas connue avant les années 50. La société américaine autorise, presque trop même, d’ailleurs, à travers ses cours de creative writing, quiconque à écrire, surtout si l’on a une expérience particulière à faire connaître. Et il y a un marché pour ces livres : les éditeurs américains attendent ce genre de romans qui disent quelque chose de nouveau sur le monde. Un sujet nouveau… Car aujourd’hui, un roman ne peut pas seulement exister sur le plan esthétique, c’est très difficile car toutes les expérimentations esthétiques ont été faites, on ne peut plus renouveler la forme – reste alors le sujet.
Vous ne croyez pas à un renouveau de la littérature américaine aujourd’hui ?
Non. D’ailleurs, si vous demandez à des gens de moins de 60 ans quels sont les écrivains américains qui les ont le plus marqués, ils ne vous répondront pas Jonathan Franzen, Jonathan Safran Foer ou Joseph O’Neill, mais Saul Bellow, Philip Roth, John Updike. Les écrivains issus de cette génération ont une oeuvre véritable, une carrière qui est presque impossible maintenant. Ou encore Norman Mailer ou Gore Vidal, ces écrivains qui pouvaient intervenir dans la culture de façon importante. Ils étaient toujours à la télévision. Aujourd’hui, les producteurs de programmes mainstream ne veulent pas d’écrivains dans leurs émissions : ils nous regardent comme des marginaux.
Votre livre parle beaucoup d’émigration, de passage d’un pays à l’autre. Vous êtes d’origine turque et irlandaise, êtes né en Irlande, avez grandi en Hollande et avez vécu à Londres, avant de vivre aujourd’hui en Amérique. Comment vous définissez-vous ?
Je sens que j’appartiens à New York. Sans vouloir faire la différence avec le reste de l’Amérique, comme si les New-Yorkais n’étaient pas vraiment des Américains – New York est un énorme moteur économique et paye pour le reste des Etats-Unis, donc je n’accepte pas d’entendre exclure cette ville des Etats-Unis. Je m’y sens chez moi, car 40 % de la population sont nés à l’étranger et personne ne vous demande d’où vous venez : ça n’intéresse pas les New- Yorkais, qui ont choisi une fois pour toutes de ne rien savoir. Ils vous acceptent tout de suite et ça libère beaucoup – et ils ont raison. Car avoir peur des émigrés, c’est montrer que l’on n’a pas assez confiance dans ses propres valeurs. Il n’y a aucun exemple dans l’histoire moderne d’un groupe émigrant qui aurait changé, de façon négative, la culture du pays où ils vivent. Si on repousse ce que sont les émigrés et leurs enfants, ça perpétue la différence, le manque d’intégration ; mais si on intègre, ou disons si on donne aux gens la possibilité de s’intégrer s’ils le veulent, pourquoi avoir peur ? Est-ce qu’il y a vraiment un endroit où ça s’est mal passé ? Il faut juste parler aux gens qui sont différents – à part ça, on ne force personne à aller à la mosquée, non ? Et puis, ça permet également à l’équipe de football de devenir plus forte (rires).
C’est comment la vie au Chelsea Hotel ?
Comme dans un petit village. Les gens n’y sont pas plus bizarres que vos voisins.
Finalement, est-ce que votre livre n’est pas, surtout, le flot de conscience d’un homme qui traverse toute sa vie – son couple, son amitié, la politique, les attentats du 11 Septembre, le cricket – sans jamais rien comprendre ?
Oui, c’est pour cela que je donne à la vision une place importante dans mon livre, qui s’achève sur une scène où Hans voit l’oeil de Londres. Il est toujours en train de regarder à travers les fenêtres, sous son canapé, Google Maps, etc. Bref, il cherche toujours à voir… mais il ne voit rien. Netherland est une quête de vérité ; une quête individuelle, mais aussi celle de l’Amérique. Tout le monde cherche à savoir, à découvrir la vérité. Le problème, c’est que l’on ne voit jamais rien, que l’on ne comprend jamais rien.
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