La remasterisation de tous leurs disques, singles compris, en est la preuve éclatante et définitive : l’oeuvre des Beatles n’a toujours pas pris une ride. Analyse.
La disparition de celui qu’on appelait “le king of pop”, et l’immense émotion qu’elle a suscitée de Los Angeles à Pékin, de Londres à Rio de Janeiro, rappelait récemment à tous une hiérarchie artistique que la mondialisation et internet avaient presque fait oublier : si la musique est plus présente que jamais en 2009, si les groupes et artistes n’ont jamais été aussi nombreux, les trônes et les couronnes restent rarissimes – et les doigts d’une main suffiraient à compter les heureux élus. Michael Jackson fut, par son histoire personnelle, sa longévité et l’exposition médiatique de sa vie depuis sa – guère – tendre enfance, le plus fascinant souverain musical de ces quatre dernières décennies. Mais les souverains se reconnaissent entre eux, et l’on sourira du fait que l’Américain avait acheté, en 1985, les droits du précieux catalogue des Beatles, bien conscient qu’il y avait autour des Fab Four une aura de la trempe des majestés. Car les Beatles, et nous présentons par avance nos excuses à George Harrison et à Ringo Starr, restent, au fond, les monarques suprêmes du dernier demi-siècle pour une raison toute mathématique : le groupe ne comptait pas un, mais deux rois de la pop, John Lennon et Paul McCartney – quand Michael Jackson fut l’unique étoile des Jackson 5.
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La complémentarité entre John Lennon et Paul McCartney constitue la moelle épinière des Beatles dès les débuts du groupe dans les années 50, quand celui-ci porte encore des noms plus tard écartés (The Quarrymen, Silver Beats). Le hasard a rendu le jeune Paul gaucher : lors des premières répétitions, l’effet miroir est total quand les deux jeunes hommes se saisissent de leurs instruments, assis l’un en face de l’autre, pour reprendre les classiques de leurs idoles (Chuck Berry, Elvis ou encore Eddie Cochran, dont la version, par McCartney, de Twenty Flight Rock impressionna Lennon lors de leur première rencontre). Cette symétrie, et tout ce qu’elle engendrera par la suite de coopérations – comme de conflits –, constituera l’ADN du groupe jusqu’à sa fin. De nombreux concerts entre la Cavern de Liverpool et les pubs de Hambourg, et les multiples changements de casting au cours des premières années (le batteur Pete Best et le bassiste Stuart Sutcliffe quitteront successivement l’aventure) se chargent de roder les musiciens et d’offrir aux Beatles, dès 1960, leur formation définitive (Paul McCartney/John Lennon/George Harrison/Ringo Starr). “Au début, les Beatles n’intéressaient personne”, note ainsi Lennon. On doit au producteur George Martin un flair et une clairvoyance que bon nombre de ses confrères aux oreilles encrassées regretteront à jamais : après une série de portes méchamment fermées au nez des Fab Four, celles des studios EMI (plus tard Abbey Road) s’ouvrent finalement en juin 1962. Un petit droit d’accès pour les quatre hommes, une percée pour l’humanité car c’est là, dans le quartier bourgeois londonien de St. John’s Wood, que sera orchestrée la plus grande révolution artistique des années 60, qu’elle soit envisagée sous un angle musical, technique, sociologique ou simplement économique.
Car les Beatles entament cette révolution en ouvrant grand les portes de l’Amérique, alors soigneusement fermées, aux groupes anglais, grâce à des singles comme I Want to Hold Your Hand ou Please Please Me. Peu satisfaits de provoquer chez eux, d’abord à Liverpool puis rapidement dans tout le reste du royaume, une Beatlemania dont l’ampleur les submerge, les Fab Four exportent leur formule magique outre-Manche puis outre-Atlantique : à Paris, ils se produisent plus de quarante fois (en trois semaines !) sur la scène de l’Olympia, tandis que soixante-dix millions d’Américains se retrouvent assis devant leur écran de télévision lors du passage du groupe au fameux Ed Sullivan Show – la légende raconte que la prestation aurait redonné le moral aux Etats- Unis, encore bouleversés par la disparition de J. F. Kennedy trois mois auparavant. Initiateurs de ce qu’on appellera dès lors la British Invasion (avec le succès, aux Etats-Unis, de groupes anglais comme les Kinks, les Stones, les Animals, Herman’s Hermits, ou les Troggs), les Beatles sont aussi le premier groupe à se produire en 1965 devant 55000 personnes dans un stade – le Shea Stadium à New York.
Plus encore qu’une simple histoire de chiffres, la révolution initiée par le groupe se fait rapidement sociétale. En effet, les beaux profils des jeunes hommes du début (les costumes propres, les sourires polis et les refrains romantiques) cèdent assez vite la place à une insolence et une audace nouvelles, toutes deux portées par un sens de l’humour so british. Dès le single Please Please Me, les Beatles laissaient d’ailleurs planer un doute autour de leurs paroles (“Tu n’as pas besoin de me montrer le chemin, jeune fille”), et, en 1963, c’est un Lennon impertinent qui, lors d’une prestation devenue mythique devant la famille royale, prend un malin plaisir à jouer la carte de la provocation (“Les premiers rangs peuvent taper dans leurs mains, les autres n’ont qu’à secouer leurs bijoux.”). Inouï pour l’époque. On sourira en constatant que cela n’empêchera pas Paul McCartney, quelques années plus tard, d’obtenir le titre de sir. Les années qui suivent voient la société occidentale muter fondamentalement et les Beatles, devenus les héraults de leur génération, accompagnent autant qu’ils initient ces bouleversements : après avoir rencontré Dylan aux Etats-Unis, ils s’essayent à la marijuana. Dès lors les drogues ne quitteront plus le groupe et viendront même colorer çà et là autant les textes des Beatles (Lucy in the Sky with Diamonds, les paroles équivoques de A Day in a Life, de Happiness Is a Warm Gun), que la créativité musicale dont ils feront preuve en studio. Des irrévérences et un cran singuliers, rendus possibles par l’énorme succès du groupe – et sur lesquels la morale ou les adversaires conservateurs auront peu d’impact (malgré les menaces dont ils feront l’objet, du Ku Klux Klan notamment, après des déclarations de John Lennon ayant présenté le groupe comme “plus populaire que Jésus”).
Autant de chamboulements, performances et records qui ne sauraient occulter l’essentiel : la véritable révolution menée par les Beatles fut musicale. Bien plus que des vedettes, davantage encore que des porte-parole ou des poules aux oeufs d’or d’une industrie du disque en plein essor, les Beatles furent surtout d’impitoyables musiciens – et la musique, avec ce qu’elle implique de termes peu glamour (le son, la production), leur doit une fortune. Incroyables mélodistes, auteurs- compositeurs exigeants, les Beatles ne se contentèrent pas de renouveler leur songwriting à chaque nouveau projet pour écrire ce qui représente, d’un strict point de vue de l’écriture, une large trentaine de chefs-d’oeuvre (de Helter Skelter à For no One, de Norwegian Wood à Let It Be, de Sexy Sadie à Something). Ils apportèrent surtout une attention nouvelle à la “matière musique”, en artistes autant qu’en artisans, en interprètes autant qu’en chercheurs. Si cette démarche est perceptible, pour l’essentiel, dans la seconde partie de la discographie du groupe (qui fera l’objet d’une analyse plus détaillée dans les pages suivantes), une anecdote témoigne de l’importance accordée au son dès l’origine. Justifiant le fait que les Beatles se produisaient surtout en play-back lors de leurs apparitions télévisées, McCartney expliquait : “Nous faisons un travail très important en studio, corrigeant la moindre imperfection avec une précision maniaque. Il n’est pas question d’offrir aux téléspectateurs, alors que ce son existe, un autre son déformé par les mauvais studios des plateaux de télévision.”
C’est cette exigence d’un son irréprochable qui incite le groupe, en plein milieu de sa carrière, à continuer sa révolution en abandonnant les tournées – la plupart des prestations se déroulant dans des conditions désastreuses pour les musiciens – pour se réfugier en studio. “On pourrait envoyer quatre mannequins de cire à notre effigie et les foules seraient satisfaites. Les concerts des Beatles n’ont plus rien à voir avec la musique”, expliquera un Lennon désabusé après une tournée calamiteuse en Asie. Dès 1966, le groupe préfère donc l’enregistrement à la scène, et les Beatles troquent définitivement leur image de gandins rieurs pour celle d’expérimentateurs barbus. Les quatre années, quatre albums et deux musiques de films qui suivent voient les Fab Four s’essayer à de nouvelles techniques de création. Collages, passages de titres à l’envers (Rain), solos inversés (I’m Only Sleeping), invention du “vari speed”, destiné à faire varier la rapidité du défilement d’une bande (Strawberry Fields Forever, qui valut, en outre, au groupe de signer ce qui peut être considéré comme le premier clip de l’histoire), morceau composé sur une seule note (Tomorrow Never Knows), création d’un procédé savant permettant de doubler automatiquement les voix, ce qui deviendra une caractéristique du chant Beatles et qu’on retrouvera plus tard chez le fan Elliott Smith… Les initiatives ne manquent pas pour trouver un nouveau souffle.
C’est dans la lignée de cette attention portée à la création, aux arrangements et à la production, que s’inscrit aujourd’hui la remasterisation de l’ensemble du catalogue des Beatles. Si l’écriture du groupe a profondément marqué les cinq dernières décennies musicales, il semblait en effet cohérent que son répertoire, novateur mais ayant été enregistré avec les modestes moyens de l’époque, bénéficie aujourd’hui des dernières techniques de mixage et de production – pour un résultat, au final, tout à fait impressionnant. L’histoire, plus précise et plus riche, se dévoile d’ailleurs à travers cette discographie, toujours aussi remarquable et actuelle. Racontés ci-après, les quatorze CD remasterisés sont autant de clefs pour comprendre comment un groupe de quatre musiciens est parvenu à révolutionner le songwriting pop et inscrire de manière indélébile Liverpool comme l’épicentre de la planète musicale. A la question : “Vous repreniez autrefois des standards. Pourquoi ne le faites vous plus ?” les Beatles résumèrent : “Parce que maintenant, nous en créons”.
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