Suite d’un jeu de rôle culte et fruit de l’alliance entre l’excentrique Yoko Taro et les créateurs de « Bayonetta », « Nier: Automata » lâche le joueur dans un incroyable monde post-humain dans lequel les robots font la fête ou se prennent pour Jean-Paul Sartre. L’expérience est sidérante.
« Une amazone passionnée a senti sa vie lui échapper dans un monde de contes dénaturés. » Ou bien : « Un androïde anonyme a vu une machine sans émotion dans un désert d’ombres. » Ces phrases sont celles que vous trouverez sur les « cadavres » des autres joueurs tombés au combat. Vous pourrez même composer les vôtres en piochant dans les assemblages de mots que le jeu vous propose. Par exemple celle-là, qu’on a laissée sur notre dépouille : « Une poupée creuse a pensé à l’amour dans une déchetterie. » Bienvenue dans le monde mélancolique et post-humain de Nier: Automata. Il n’est semblable à aucun autre.
Une anthologie de l’action vidéoludique
Suite d’un jeu de rôle de 2010 devenu culte malgré des ventes modestes, Nier: Automata est le fruit d’une sorte de rencontre au sommet entre génies bizarres de l’industrie du jeu vidéo japonais. D’un côté, le réalisateur Yoko Taro, fameux pour ses récits souvent sombres et ses choix de game design sans concession – dans le premier Nier, un certain choix du joueur débouchait par exemple sur l’effacement immédiat de sa sauvegarde – et pour sa tendance daftpunkienne à porter des masques lors de ses apparitions publiques. De l’autre, les membres à peine moins excentriques du studio PlatinumGames, maîtres du jeu d’action nippon avec des titres comme MadWorld, Bayonetta ou Metal Gear Rising: Revengeance qui ont eu pour tâche de corriger ce qui était perçu comme l’un des points faibles du premier Nier : son système de combat. Celui d’Automata se révèle aussi riche que dynamique, mêlant tir et arme blanche et mutant régulièrement jusqu’à donner l’impression d’une sorte d’anthologie de l’action vidéoludique (du brawler au shoot’em up classique en passant par le twin-stick shooter, pour les initiés).
Une grande aventure sentimentale
Le mot clé, en la matière est adaptation. Le jeu s’adapte aux compétences (ou à l’envie d’en découdre) en offrant, en plus d’un mode (vraiment très) facile, la possibilité de paramétrer totalement les compétences et le comportement du petit robot volant qui accompagne notre alter ego, une blonde androïde tout de noir vêtue baptisée 2B, au moyen de « puces » que l’on récupère au fil de l’aventure et dont on décide ou non de l’équiper. Même l’affichage du plan des lieux ou de la barre de vie des ennemis se décident là – c’est dire jusqu’où va le jeu en la matière. Ne pas en déduire pour autant que Nier: Automata serait essentiellement un exercice technique ou cérébral : c’est avant tout une grande aventure sentimentale.
Notre héroïne, donc, est une androïde. Au service des humains réfugiés sur la Lune depuis bien longtemps mais qui aimeraient bien rentrer un jour à la maison, elle affronte les machines qui semblent aujourd’hui régner sur Terre. Sauf que la situation est bien évidemment plus complexe que cela. Pour en saisir toute la richesse, entre révélations philosophiques et coups de théâtres quasi-mystiques, il faudra d’ailleurs finir le jeu pas moins de quatre fois. C’est l’idéal – et l’expérience pour laquelle Nier: Automata a été pensé –, mais cela ne veut pas dire qu’une approche, disons, plus légère, moins totale du jeu ne vaudrait pas la peine. Nier: Automata, ce n’est pas tout ou rien. C’est même beaucoup très vite et à peu près tout le temps.
Jean-Paul, inénarrable philosophe existentialiste
Nous voilà donc bientôt naviguant entre une cité en ruine, un désert grouillant de machines belliqueuses (à moins que l’agresseur, en réalité, ce soit nous ?), un parc d’attraction irréel et un village dans la forêt peuplé par des machines pacifistes dont le chef répond au doux nom de Pascal. C’est aussi là que l’on rencontre Jean-Paul, inénarrable philosophe existentialiste (oui : Sartre est bien son modèle) adulé comme une pop star par quelques femmes mécaniques qui ont plein de cadeaux pour lui – ils les reçoit avec mépris, elles ne l’en admirent que davantage. Nier: Automata regorge de mini-fictions drôles et/ou touchantes de ce type qui, malgré son casting robotique, en font une œuvre profondément humaine.
S’il a du muscle et des lettres, Nier: Automata est cependant d’abord une expérience impressionniste, une affaire de fuites et de déambulation sur une musique superbe et changeante, en particulier dans ses premières heures, quand notre héroïne n’a pas encore acquis la possibilité de se téléporter de l’un à l’autre des lieux déjà visités. Et surtout si, comme nous, on possède un sens de l’orientation déplorable – le carte en relief du jeu n’aide pas énormément. Alors on file entre les immeubles éventrés, on se laisse glisser sur les dunes de sable ou étourdir par le simulacre de fête du parc d’attractions. A quoi rime ce monde ? Quelqu’un ressent-il encore quelque chose ? Mais peut-être que faire comme si, qu’en faire semblant, au fond, ça revient au même ? D’ailleurs, y a-t-il une âmes dans la coquille ? Et, puisqu’on en est là, sait-on si les androïdes rêvent de moutons électriques ?
Tout cela est un peu fou et assez mystérieux, souvent enivrant et doucement fastidieux (et, d’ailleurs, parfois justement enivrant parce qu’un rien fastidieux), à la fois différent de tout ce qu’on connaît et renouant avec une certaine tradition, intrépide et gracieuse, du jeu de rôle japonais, celle de Chrono Trigger ou de Xenogears. Pour le grand jeu vidéo ambitieux made in Japan parfois donné pour agonisant, il vient d’ailleurs, après The Last Guardian, Final Fantasy XV, Resident Evil VII, Gravity Rush 2 et Zelda : Breath of the Wild, clore une saison automne-hiver royale. Dans l’immense déchetterie à ciel ouvert, la poupée creuse que nous sommes ne comprend pas tout ce qui lui arrive mais elle a le cœur qui bat fort et les yeux qui brillent.
Nier: Automata (PlatinumGames / Square Enix), sur PS4 et PC, environ 60€