Témoin volontaire des violences qui déchirent le monde et ses habitants, l’écrivain américain William T. Vollmann en a tiré un essai foisonnant où il tente de résoudre l’ énigme de la violence : pourquoi les hommes y ont-ils recours, peut-on la justifier ? Rencontre avec un grand reporter d’exception.
Wiilliam T. Vollmann est sans doute l’un des plus ambitieux grands reporters de notre temps. Pas seulement parce que l’un de ses loisirs préférés est de sauter dans les trains de fret et de voyager caché, sans destination précise. Mais surtout parce qu’à 21 ans, il dépensait tout l’argent gagné avec son boulot de secrétaire pour partir en Afghanistan voir ce qui se passait après l’invasion des Soviétiques.
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Trente ans plus tard, après de remarquables essais sur la pauvreté, les extrémismes, la prostitution ou bientôt le théâtre traditionnel japonais, et des romans magistraux aussi denses que rigoureux comme Récits arc-en-ciel, Des putes pour Gloria et La Famille royale, William T. Vollmann n’a rien perdu de son envie de “comprendre”. Avec Le Livre des violences, un pavé de près de 1000 pages (originellement publié aux Etats-Unis en 2003 chez McSweeney’s, en sept volumes représentant 3 300 pages), l’écrivain a constitué une somme sur la violence en se basant sur ses reportages en Amérique, au Cambodge, en Somalie, en Irak, en ex-Yougoslavie…
Un travail titanesque pour essayer de comprendre la justification ou non de la violence, et ce à partir d’un outil de son invention : le “calcul moral”. Le rendez-vous est fixé à Sacramento début août, à l’angle d’un boulevard quasi désert, à 14 heures, en pleine chaleur. Heureusement, William T. Vollmann arrive à l’heure, à pied, charmant et jovial, et nous emmène dans ce qu’il appelle son “studio”. C’est un immense loft, autrefois restaurant, ceint de barbelés et d’un parking où il invite les sans-abris à dormir. Partout sur les murs, au sol, des dizaines de photos et de peintures signées de son nom. Après un tour du propriétaire, où il montre ses armes, son labo photo et sa chambre où pendent des robes de diverses tailles, c’est déjà l’heure du whisky.
ENTRETIEN >
Comment vous est venue la volonté de travailler sur la violence ?
William T. Vollmann – J’étais impliqué dans le mouvement antinucléaire et je me suis retrouvé à occuper un terrain dans le New Hampshire avec des militants, pour empêcher la construction d’une centrale. Les personnes qui m’accompagnaient prédisaient une catastrophe, disaient que des gens allaient mourir à cause du nucléaire et qu’il fallait donc l’abandonner. C’était une action non-violente mais le mouvement a échoué parce que la police, elle, a utilisé la violence. A priori, la violence gagne toujours face à la non-violence. Je me suis alors demandé si utiliser la violence ne pouvait pas être une bonne chose ? Pourquoi les antinucléaires n’auraient-ils pas décidé de tuer dix personnes s’ils étaient sûrs que cela permettait d’en sauver dix mille autres ? C’est ainsi que j’ai commencé à réfléchir sur ses questions.
Votre livre repose sur l’idée que la violence peut se justifier dans certains cas. Pour cela, vous avez créé un outil : le “calcul moral”. Comment fonctionne-t-il ?
Prenons un exemple : l’excision des femmes. Les gens qui y sont opposés disent lutter pour le droit des femmes et protéger les enfants de la violence de leurs parents. Ceux qui sont pour disent défendre leur culture et leur religion. Si vous voulez discuter honnêtement de l’excision des femmes et en parler avec les deux camps, tous ces éléments doivent être pris en considération. C’est là que le “calcul moral”, qui pèse les arguments de chacun, prend son sens. Mais c’est aussi ce qui rend les choses complexes. Quelque chose peut être justifié dans un sens, mais pas du tout dans l’autre.
La violence serait donc souvent justifiée ? Utiliser les armes contre les nazis l’était, n’est-ce pas ?
Imaginez qu’à l’époque, on ait dit : laissons-les faire et détendons- nous un peu… Imaginez que nous soyons tous les deux assis dans un train et que quelqu’un tente de vous attaquer… Je crois que j’aurais raison d’utiliser la violence pour vous protéger. C’est le droit individuel de se défendre soi-même ou pas. Et de défendre quelqu’un d’autre ou non. Si quelqu’un vous attaquait et que vous lui disiez être non-violente, vous croyez que ça l’arrêterait ?
Le droit individuel d’utiliser la violence pour se défendre, mais quand il s’agit de l’Etat ?
Un Etat est une collection d’individus. A partir de là, deux notions entrent en ligne de compte : la proportionnalité et la discrimination. La proportionnalité, cela veut dire que si je tue seulement quelques ennemis, ceux qui restent me tueront à leur tour et je ne pourrai pas les empêcher d’exterminer mon peuple. Si mes ennemis veulent tuer une centaine de personnes de mon camp mais que j’en tue soixante-dix du leur pour sauver ces cent personnes, trente personnes auront été épargnées, et ce sera juste. La discrimination revient à dire : on ne tuera que les personnes qui nous attaquent, qui sont violentes. Si je tue soixante-dix personnes du côté ennemi, dont des enfants pas armés, ça n’est peut-être pas juste. Mais ça le sera pour d’autres, qui considèrent qu’il vaut mieux tuer soixante-dix personnes du camp ennemi que de laisser tuer cent personnes de son propre camp. A nous ensuite de nous faire notre propre avis. Une des limites du calcul moral, justement, c’est que pour des différence de religion ou de culture, les peuples auront toujours des raisons de s’opposer. Le calcul moral ne peut pas mettre les gens d’accord. Par exemple, imaginons un islamiste qui obéit à la charia et pense qu’il faut tuer les gens qui commettent l’adultère. Sauf qu’il vit dans un pays où ces personnes peuvent bien faire ce qu’elles veulent. Dans ce cas, le calcul moral lui dira certainement que dans cette situation, aucun accord n’est possible, qu’il n’y a rien d’autre à faire à part dire la loi. Le calcul moral ne peut pas faire de miracle.
Appliqué à la guerre en Irak, que dit le calcul moral ? Etait-elle justifiée ou non ?
La réponse est non. Les Etats-Unis ont donné deux raisons pour légitimer leur offensive : il y avait un lien entre Saddam Hussein et Al-Qaeda et des armes de destruction massive menaçaient l’Amérique. Ces armes n’ont jamais été trouvées et le lien entre Saddam Hussein et Al-Qaeda n’a jamais été établi. Par conséquent, la guerre a été menée pour des raisons inappropriées. C’est un crime de guerre.
Votre livre vise à élaborer une certaine éthique de la violence et en même temps, dans votre façon de travailler, vous essayez de mettre en place une éthique du journalisme et une éthique de la recherche. Dans quel champ vous situez-vous ?
Je pense que je fais à la fois du journalisme et de la recherche. En un sens, c’est de la philosophie, mais je veux être pragmatique. Je veux poser des questions, voir les choses sur lesquelles je travaille et utiliser mes compétences de romancier pour les décrire. Je veux étudier le présent mais aussi le passé et ne pas faire d’erreur en me contentant de voir ce qui se passe dans un temps et un lieu donnés. A vrai dire, les différentes sortes de violences qui se sont manifestées il y a des milliers d’années ont encore cours aujourd’hui. L’esclavage, les viols, les meurtres existeront toujours.
L’honnêteté est importante dans votre travail. Votre traducteur, Claro, dit que vous êtes l’un des hommes les plus honnêtes qu’il ait jamais rencontrés.
Quand je me rends dans un pays pour rencontrer des gens, je me dois de les écouter. Il me faut garder l’esprit ouvert, me souvenir que je suis ignorant et que cette ignorance est précieuse. Si je projette une enquête sur Al-Qaeda, je vais aller à la rencontre de ses membres et leur expliquer que je veux comprendre. Je ne leur dis pas : Al-Qaeda, c’est mauvais. Je leur demande pourquoi ils croient dans cette organisation, ce qu’ils y trouvent de juste : laissez- moi écouter, laissezmoi apprécier ce que vous avez à dire. De quelle façon ? Avec le calcul moral. Je considère leurs paroles et je dis : OK, peut-être que c’est vrai, peut-être que c’est justifié. Par exemple, la défense de la religion, de la culture ou d’un territoire, c’est justifié. Mais ça ne l’est plus au vu de la proportionnalité, de la discrimination. Les civils qui ont été tués le 11 septembre 2001 n’avaient rien fait contre Al-Qaeda. Maintenant, ce qui est important, c’est de parler de ce que nous pouvons faire à présent.
D’après vous, quels sont les plus gros dangers auxquels le monde devra faire face prochainement ?
Personne ne sait vraiment ce qui va advenir de la situation climatique dans les prochaines années. Mais si elle évolue aussi mal et aussi rapidement que certains spécialistes l’annoncent, nous allons droit vers de graves problèmes. A plus court terme, il y a la question importante des rapports entre musulmans et non-musulmans. Enfin, nous devons absolument trouver une solution pour contrôler les grandes multinationales qui entraînent une forme de totalitarisme, une extrême pauvreté. Ces entreprises sont bien plus puissantes que les pays et les régimes politiques. Aux Etats-Unis, vous venez de publier Imperial, un long reportage sur la frontière entre la Californie et le Mexique qui évoque les problèmes d’immigration et de pollution de l’eau.
Comment s’est passé votre reportage ?
J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet en 1997. Je suis d’abord allé prendre des photos. C’était très excitant d’écrire sur la vie de ces gens. Qand je pars en reportage, le financement de mes expéditions vient parfois de moi, parfois des médias. Ça ne m’inquiète pas trop. Si j’ai besoin d’un soutien, j’en demande, si j’ai de l’argent, je le dépense. Je m’en fiche. Nous allons tous mourir. En tout, ça m’a pris douze ans. Ma façon de travailler implique de rester longtemps pour me faire des amis, me familiariser avec les lieux. J’ai aussi besoin de laisser passer du temps et de revenir plus tard pour voir comment les gens et le pays ont changé.
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