Pour le retour de l’enfant prodige de l’art des années 2010 en France, Cyprien Gaillard est consacré avec une exposition en deux volets, au Palais de Tokyo et à Lafayette Anticipations. Une méditation solipsiste autour du temps, des ruines et de la rénovation, imbibée de la mélancolie défaitiste des fins de siècle.
Il est d’une facture d’artistes révolue. Peu disert, drapé de mystère, sans pour autant être claquemuré dans son atelier : Cyprien Gaillard n’a pas de réseaux sociaux, se refuse au jeu des apparitions médiatiques, et on l’imagine promener sa silhouette filiforme d’écorché vif le long de ces immenses espaces sans ombre retirés du cours du temps, dont il a fait son sujet et sa matière.
Déserts, fossiles, ruines et vague à l’âme. Évidemment, par la disparition, une aura le précède et l’a, plus que tout autre artiste français, transformé en personnage : il est le fils prodige de l’art des 2010, période Purple et skateurs vague à l’âme. Anachronique ? Peut-être. Si ce n’est que son affaire à lui, c’est précisément le temps, celui qui ne se mesure pas, coule cyclique et revient spectral.
Cet automne, Humpty \ Dumpty signe donc son grand retour, précédé de quelques signes avant-coureurs – la vidéo Nightlife (2015), présentée à la Biennale de Lyon, à la Fondation LUMA Arles ou à la Fondation Vuitton à Paris, ou cette autre, Ocean II Ocean, présentée à la Biennale d’Art de Venise en 2019.
Des fossiles dans le métro : temps cyclique et remontées mémorielles
Au Palais de Tokyo, le volet Humpty pose un état des lieux des sédimentations de l’histoire, du devenir-poussière de toute architecture humaine. Au fil du parcours s’articulent les premières œuvres de l’artiste (The Lake Arches, 2007), résonnant avec des prêts historiques (Giorgio de Chirico, Robert Smithson, Käthe Kollwitz), les jalons récents de sa carrière (la vidéo immersive Formation, 2022, le ready-made des Gargouilles crachant du plomb [1973-1914], 2022) et l’invitation d’un pair (Daniel Turner).
Ce qui se dessine est une méditation sur les remontées mémorielles, l’archaïque refaisant surface pour qui sait le percevoir au milieu de l’urbain quotidien. À l’instar d’une récente vidéo, traquant les ammonites à fleur de marbre des stations de métro de l’ère soviétique (Ocean II Ocean, 2019).
Le titre des deux propositions est issu d’une comptine popularisée par Lewis Caroll dans Alice au pays des merveilles : Humpty Dumpty est un personnage-œuf qui se brise en mille morceaux, échouant à renouer avec sa forme pleine et totale. Il est question, dans la répartition spatiale des deux volets, d’une impossibilité à franchir le seuil et d’une texture mythologique qui pourrait être celle d’une Perséphone aux enfers enlevée par Hadès.
Paris couvert d’échafaudage, au péril de l’effacement
À Lafayette Anticipations, un seuil est néanmoins franchi, bien qu’entravé, comme la matérialisation d’un impossible maintenu en tant que quête. Là, le corpus bascule dans un Paris contemporain, celui-là même qui voit la ville se couvrir d’échafaudages en vue de la rénovation urbaine lancée à l’orée des Jeux olympiques de 2024.
De cette vaste opération de sélection des traces du passé et de leur enfouissement idéologique, de cette préservation ciblée selon des critères de valeur, Cyprien Gaillard tire un exemple qu’il place au cœur : la sculpture Le Défenseur du temps de Jacques Monestier, installée depuis 1979 dans le quartier de l’Horloge à Paris, un automate sonnant les heures représenté par une figure de combattant s’animant pour combattre des animaux mythologiques.
Depuis 2003, l’automate est paralysé, rendu à son érosion programmée. L’intervention sera alors de réparer le maître du temps : la faire se mouvoir, sonner, reprendre vie, rythmé par les hits pop jalonnant ses années de fonctionnement et par les ambiances de bruits de cafés, de taxis et d’autres fonds sonores appelant à une mémoire enfouie.
Le Défenseur du temps, sonnant les illusions perdues
À la fin de l’exposition, la sculpture dès lors réactivée retournera dans le quartier en question. Une réparation infime qui montre l’impossibilité d’inverser seul le cours des choses et du temps, tout en exhibant une ténacité grandiloquente à s’y atteler néanmoins.
C’est une lutte perdue d’avance, tirant sa beauté de l’impossibilité de la tâche, un solipsisme de romantisme noir aux illusions perdues que saurait seul produire aujourd’hui un monde de l’art accueillant une mélancolie des fins, consistant à jouir de l’effondrement et à se repaître du déclin.
Comme si tout était perdu d’avance, comme si la création ne saurait plus rien dire de nouveau, ni tenter d’inventer d’autres modes opératoires et que seule perdurerait, du moins dans l’imaginaire, une attitude esthétique huysmanienne, fin de siècle et neurasthénique.
Cyprien Gaillard, Humpty \ Dumpty, jusqu’au 8 janvier au Palais de Tokyo et à Lafayette Anticipations.