On le croyait immortel : le peintre français, connu pour son œuvre au noir, et l’un des plus reconnus à l’international, est disparu à l’âge de 102 ans ce mercredi 26 octobre.
À chaque anniversaire, Pierre Soulages aura visé plus haut. Pour son centenaire en 2019, le musée du Louvre lui ouvrait ses portes, l’invitant à faire dialoguer ses noirs de lumière avec les ors du prestigieux Salon Carré. Dix années auparavant, pour son quatre-vingt-dixième anniversaire, c’était au tour du Centre Pompidou de le commémorer, selon un parcours chronologique permettant de le réinscrire au plus près de l’histoire des avant-gardes et de l’abstraction.
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Pierre Soulages est né le 24 décembre 1919 à Rodez, dans l’Aveyron. Ses terres, où, malgré une enfance peu rieuse, orphelin de père, il aura choisi d’œuvrer à sa postérité. C’est là, en 2014, qu’il érige son musée, construit pour exposer et préserver ses œuvres, plus de 500 au total, arpentant toute sa palette de médiums : peinture sur toile, sur papier, cartons de vitraux, brous de noix, sérigraphies, lithographies, eaux-fortes…
L’homme d’une seule quête : celle de la lumière
Et à travers cet éventail, une même ligne. Le noir. Mais pas n’importe quel noir : cet outrenoir, jamais vraiment simplement noir, toujours travaillé en profondeur, par aplats, en couches et en transparences : une manière d’en faire sourdre la part de lumière, de venir en diffracter les mille nuances et possibles.
L’homme d’une seule œuvre, néanmoins inlassablement augmentée, approfondie, décalée et diffractée. L’aventure commence tôt. Doublement déterminée. Il y a d’abord les outils de sa mère, tenant un petit magasin d’articles de quincaillerie : là, il déniche les grattoirs, brosses et spatules, qui feront de lui l’un des précurseurs de l’abstraction.
Ensuite, cette anecdote, qui au savoir de la main, adjoint l’intelligence de l’esprit. Car la peinture, pour Pierre Soulages, est chose spirituelle, et son motif, prétexte à élévation. Cela sera ce moment de révélation qu’il racontait à loisir : enfant, pour dessiner un paysage de neige, il s’empare de la couleur noire.
Mettre du noir pour mieux faire saillir le blanc. À l’entendre, sa voie est déjà toute tracée. Une sorte de vocation quasi mystique, enracinée dans le temps long d’une histoire humaine éternelle : une passion pour les menhirs du Néolithique ou pour les églises romanes – à l’abbaye de Conques, il reviendra poser ses vitraux. Blanc cette fois-ci, c’est-à-dire incolores, à peine striés.
Un avenir brillant, c’est-à-dire beaucoup d’ennemis
Son parcours est d’abord classique. Les Beaux-Arts à Montpellier en 1938, qui l’ennuient. Trop poussiéreux pour celui qui, déjà, découvre Cézanne et Picasso. La guerre, brièvement. L’enseignement, simple passade également. Solitaire, encore peu relié à Paris. Mais peignant sans relâche, pratiquant quotidiennement l’abstraction : sur papier, au brou de noix, à l’encre ou au fusain.
Comme un rite de passage : le refus de ses toiles au Salon d’Automne en 1947. Puis, un autre : le scandale suscité lorsqu’il expose cette fois-ci bel et bien, pour la première fois à Paris, dans un salon sans jury, le Salon des Surindépendants. En octobre 1947, la capitale et ses artistes le découvrent. Francis Picabia lui prédit un avenir brillant, c’est-à-dire beaucoup d’ennemis.
Les premières expositions collectives s’enchaînent durant le début des années 1950. Son Paris, c’est celui de Montparnasse. Là, les artistes étrangers passent, circulent, échangent. Mais cela ne lui suffit plus. Il lui faut traverser l’Atlantique. Et au mitan de la décennie, il s’en va rencontrer Willem de Kooning, Franz Kline, Robert Motherwell, Mark Rothko, tenants de l’expressionnisme abstrait.
De l’expressionnisme abstrait vers l’expression pure
Au fil des expositions, il trouve sa bande : Pierre Alechinsky, Olivier Debré, Hans Hartung. En mai 1968, il reste à l’écart. Les remous du monde, les révoltes des étudiant·es auxquelles prennent part ses contemporains, il n’en a cure : la même année, il installe l’une de ses peintures dans le bureau de Georges Pompidou.
Déjà révéré durant les années 1960 et 1970, l’outrenoir n’arrive en tant que tel qu’en 1979 : aux tons de bruns, certes sombres, certes abstraits, succède cette pâte noire, dès lors travaillée en volume et monopigmentaire – par accident, au hasard du labeur d’atelier. Dès lors, la ligne est trouvée ; au-delà de l’abstraction, cela sera le modelage d’une épaisseur. Le passage à l’acrylique, après l’huile, n’y changera rien, l’amplifiant seulement.
Le noir, toujours le noir. L’âme humaine, éternelle, hors du temps plutôt que dans les circonstances sociales et politiques du présent. À son tour, Pierre Soulages, que l’on considère depuis plusieurs décennies déjà comme le plus grand peintre français, et parfois tout court, trace sa voie solipsiste. Les contemporains, l’histoire de l’art, les révolutions, il ne s’en préoccupe guère ou si peu.
Toute son œuvre aura été cette quête, marchant seul, scrutant les ténèbres, plongeant son filet dans ses insondables profondeurs. D’ailleurs, à parler de son œuvre, c’étaient les poètes qu’il citait : Nerval, Char, Mallarmé. Le ténébreux s’est éteint, il avait 102 ans.
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