Lauréate du prix littéraire Les Inrockuptibles (et du Prix Médicis) l’année dernière, présidente de notre troisième édition cette année, Christine Angot a tenu à tout lire, avec une disponibilité et une générosité prouvant encore sa passion pour la littérature. Nous avons voulu savoir comment, de son côté, elle avait vécu cette nouvelle expérience. Retour avec elle sur toutes les étapes de notre prix à l’occasion de l’annonce de nos lauréat·es.
Il y a deux ans, quand nous avons créé le prix littéraire Les Inrockuptibles, nous avions certain·es auteur·trices en tête. Celles et ceux que nous aimons, dont les textes représentent selon nous ce qu’il y a de meilleur, de plus fort et de plus contemporain dans le champ littéraire français de ces deux dernières décennies, et qui pourtant n’obtiennent jamais aucun des grands prix qu’ils et elles mériteraient de recevoir, autant sinon plus que les autres. Christine Angot en faisait partie, de même qu’Éric Reinhardt. Si nous avons attribué le prix littéraire Les Inrockuptibles à ce dernier dès sa création en 2020 pour Comédies Françaises – avec Constance Debré pour Love me tender –, c’est en toute logique que nous n’avons pas résisté à récompenser Christine Angot pour son très puissant Voyage dans l’Est l’année suivante. Ironie du sort, le texte fut aussi récompensé par un grand prix en même temps, le prix Médicis.
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Lorsque nous lui avons proposé de présider le jury du prix pour cette troisième édition, elle a accepté d’emblée. Sa disponibilité, son engagement, sa passion ont été sans faille. Christine Angot a été présente à chaque étape du prix, à chaque délibération, lisant assidûment. L’entendre parler de littérature, de sa conception de l’écriture, à travers chaque texte lu, discuté, débattu, a constitué pour nous une expérience passionnante à vivre. Elle nous a prouvé, si besoin en était encore, qu’un·e écrivain·e digne de ce nom est toujours passionné·e de littérature. Pas seulement quand il ou elle écrit, mais aussi en tant que lecteur·trice, et forcément en tant que critique, puisqu’il ou elle s’est forgé·e sa propre conception de la littérature. À la fin de ce travail, quand nous avons élu nos lauréat·es en littérature, nous avons voulu savoir comment elle avait vécu cette aventure. Et ce qu’elle avait pensé de cette plongée dans la production littéraire actuelle. Entretien.
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Qu’est-ce que tu retiens de ta participation à chaque étape de notre prix ?
Christine Angot – C’est la première fois que je participe à un prix littéraire. C’est intéressant de voir que, dans un prix comme celui des Inrocks, qui doit être assez homogène, par rapport aux autres prix, les personnalités sont en fait très différentes. Et ce sont elles qui choisissent, en cherchant l’accord, par le dénominateur commun. Ça m’a intéressée de constater un très grand calme dans les réunions : l’observation d’une situation littéraire, pas de colère, pas de crises, malgré les oppositions. Je pensais que participer à un prix serait compliqué pour moi, car j’ai tendance à être dans la passion. Il m’est difficile de parler de textes, car je ne peux pas être dans la distance. J’ai trouvé ce calme agréable, ce respect des uns et des autres et de leurs goûts. Je craignais des jeux de pouvoir, car c’est ce qu’on imagine des prix. J’ai vu, en réalité, le plaisir évident qu’on prenait à parler des livres, avec l’objectif d’en distinguer certains. Une manière d’exprimer la joie ressentie à découvrir tel livre, et à la transmettre.
Pour le prix, tu as dû lire beaucoup de livres de la rentrée. Quel est ton rapport à la littérature contemporaine ? En lis-tu beaucoup ?
J’ai adoré lire ce qui paraît en temps quasi réel. Je peux repérer, sentir, lire entièrement, ou pas, en tout cas, ça se passe maintenant. Je m’intéresse toujours à la rentrée, mais dans une moindre mesure. Et sauf quand je publie un livre. Le livre de Maria Larrea, Les gens de Bilbao naissent où ils veulent, m’a plu, parce que j’ai eu une impression de découverte. Pas tout de suite, peu à peu, et clairement. Est-ce que je m’y serais intéressée si elle n’avait pas été dans la sélection ? Pas forcément. Je suis vraiment entrée dans sa manière de faire, d’exister à travers ce qu’elle écrit, et d’être vue dans ses phrases. C’est rare, c’est pour cette raison que le livre m’a plu. Parmi les “Premiers romans”, j’ai aussi aimé En salle, de Claire Baglin, parce que j’y ai vu une jeune femme qui pense que la littérature doit être son chemin. La littérature, c’est toujours le rêve personnel de celui qui écrit. Quand je lis En salle, je vois cette jeune femme penser que, dans son chemin, elle peut y mettre le McDo, et non pas l’inverse. Non pas : “tiens, je vais faire un livre sur un sujet porteur et social qui serait le McDo”. Mais : “tiens pourquoi le McDo ne pourrait-il pas se trouver dans le chemin”. Ça ne donne pas le même livre dans un cas et dans l’autre. Sa phrase a une hauteur et une élégance littéraire, qui est probablement celle de la personne, et cette phrase est sans cesse confrontée à l’ordinaire des situations décrites. C’est l’intériorité confrontée à des situations extérieures sociales. Par la phrase, on arrive à sentir le déplacement de la narratrice, sans qu’elle nous dise ses pensées. Elle reste dans le silence, car la littérature, c’est le silence.
Pour élire le ou la lauréat·e du prix du roman ou récit français, les délibérations se sont resserrées autour de Lola Lafon et Léonora Miano. Pourquoi as-tu aimé ces deux livres ?
Stardust de Leonora Miano m’a plu, car la seule subversion qui existe, au fond, en littérature, est que ce qui est réel se retrouve transposé en immatériel, en mots, en abstrait, et donc en terrain noble. On n’est pas du tout dans un discours sur les gens qui n’ont pas de domicile fixe. On n’est pas dans une généralisation. On est dans une individuation, dans du particulier, qui n’est pas pour autant “anecdotisé”. La chose apparaît. Ça ne s’enfonce jamais dans aucun discours. Le discours prétend analyser, mais recouvre, pèse sur, généralise, et en fait efface. La force de Stardust, c’est de venir après l’effacement, redessiner les vies en question, et dans le silence. Le discours, ça n’est jamais dans le silence.
Quant au livre de Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson, c’est l’émotion qui s’impose. Qu’on le veuille ou non. Qu’elle le souhaite ou pas. Qu’elle le cherche ou pas. Elle semble en être elle-même l’objet. C’est la narratrice qui est l’objet de l’émotion. Le sentiment ne porte pas directement sur la chose décrite, mais sur la personne qui la regarde et nous la montre. Ça change tout. Ça bloque l’indécence. Ce qui déborde la narratrice, sort, submerge, et touche. Comme si, à partir des lieux qui parlent, un écheveau sortait sans fin. La narratrice est l’objet de ce qu’elle voit. Comme quand elle est passée à la télévision, l’auteure semblait l’objet de la fameuse chanson qu’on lui a fait entendre.
En littérature étrangère, lors de notre dernière délibération, tu as dit “Pour moi, c’est évident que c’est Eileen Myles”. Pourquoi ?
Parce que ça marche par évidence. La littérature, ça apparaît, ça frappe. Comme dans le livre de Eileen Myles. La phrase est si concrète que les situations et le mode de narration s’imposent. Un peu comme quelqu’un qui vous parlerait en face, et se mettrait à vous raconter sa vie, que ça vous plaise ou non. Comme un morceau de Myles que l’artiste-même installerait sur la page. C’est évident. Et il y a tout un monde qui vient avec.
“J’ai remarqué que de plus en plus d’auteurs disent “je” comme si c’était une garantie de singularité et d’intériorité”
En plongeant d’un coup dans toute la rentrée, as-tu remarqué des tendances ? Un reflet de notre temps ?
J’ai eu l’impression qu’une certaine manière d’écrire, une sorte de classique-moderne, qui était un gage de style depuis une trentaine d’années, n’existait presque plus. Comme si le “patron” avait changé. Et qu’on avait cessé de “faire littérature” selon ce modèle-là. Régulièrement, il y a quelqu’un qui arrive, dont on dit que ce qu’il fait n’est pas de la littérature, car ça ne correspond pas à l’idée qu’on a de la littérature à ce moment-là. Mais, lui aussi, à son tour, peut générer une nouvelle idée de littérature. J’ai remarqué que de plus en plus d’auteurs disent “je” comme si c’était une garantie de singularité et d’intériorité. Au fond, le “je” est en train de devenir une convention comme une autre.
Tu peux nous en dire plus sur l’idée de littérature qui régnait quand tu as commencé à publier ?
Une espèce de regard sur un sujet qu’on définissait, une histoire qu’on composait, un regard qu’on portait calmement, posément, et à la bonne distance, avec un gros investissement dans une phrase qui devait être le lieu d’une surexposition de son talent. Une passion des mots qui n’est pas forcément une passion pour ce que disent les mots.
Parmi les livres que je viens de lire pour le prix, j’ai remarqué que beaucoup se terminent par une liste de remerciements. Ça m’exaspère. Ça éloigne du lecteur. Un livre, c’est un rapport entre UN auteur et UN lecteur. Ce n’est pas un rapport social. Qu’est-ce qu’ils viennent faire là tous ces gens qu’on remercie à la fin, ce côté famille, équipe, on n’est pas au cinéma. Un livre, ce n’est pas une affaire sociale, ni un travail d’équipe.
As-tu remarqué une tendance plus féministe aussi ?
Personne ne veut rater le train MeToo, c’est devenu comme faire de la politique. Bien sûr que la révolution MeToo c’est très important, mais si on en profite juste pour dire “je suis là”, ça l’affaiblit, ça la banalise. Et surtout, ça creuse, et installe l’idée que ça y est, c’est bon, c’est fait. Or la révolution MeToo n’a pas encore eu lieu. Le vrai fond de la société n’a pas bougé. Metoo existe comme discours, principalement. Mais en littérature, pour être politique, il ne faut pas faire de la politique. Sinon, c’est une forme dégradée. La littérature est le lieu de l’être, pas celui du faire.
Propos recueillis par Nelly Kaprièlian.
Dernier livre paru : Le Voyage dans l’Est (Flammarion).
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