Annie Ernaux nous a reçu chez elle, dans sa maison de Cergy, pour s’exprimer sur son prix Nobel de littérature, la responsabilité, la politique et bien sûr l’écriture.
Annie Ernaux vient de rentrer des États-Unis et elle repartira en Italie la semaine prochaine. Plus tard, ce sera l’Inde. Elle n’est pas invitée autour du monde pour son Nobel de littérature, ou pas seulement, mais pour ses livres, pour les films qui en ont été tirés, pour son propre film, Les Années Super 8 (disponible jusqu’au 31 octobre 2022 sur Arte.tv et repris au cinéma le 14 décembre 2022), sur lequel nous reviendrons bientôt, et parce que ses textes sont enseignés dans les écoles et les universités aux États-Unis et ailleurs.
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Et le 6 octobre dernier, celle qu’on disait nobélisable l’a été, nobélisée. Un jour particulièrement heureux : ce prix Nobel de littérature a ému beaucoup de monde, parce qu’en étant attribué à Annie Ernaux, il montre aux femmes et aux transfuges de classe que c’est possible. Qu’une femme qui vit et écrit en France, qui a grandi dans un café-épicerie d’Yvetot et dont le père travaillait à la ferme, peut le recevoir. Les portes peuvent s’ouvrir, les réinventions de soi peuvent réussir, toute expérience a une valeur, une légitimité.
Il montre surtout qu’une nouvelle voix singulière, qui porte en elle l’expérience des autres, celles de la classe sociale dont elle est issue, celle d’une expérience féminine à travers la moitié du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, est importante. Ce qui ne serait pas suffisant sans une ténacité, une passion littéraire, le courage d’être soi malgré ou contre le mépris habituel de certains, l’invention d’un style singulier, qui bouscule le reste de la littérature, sans, en somme, une œuvre. Celle d’Annie Ernaux s’impose comme l’une des plus importantes, des plus novatrices. Elle nous a reçus chez elle, à Cergy, dans sa maison entourée de verdure.
Qu’avez-vous ressenti quand vous avez appris que vous aviez le Nobel de littérature ?
Annie Ernaux – D’abord, je ne m’y attendais pas du tout. La veille, j’ai été prévenue par Gallimard que je faisais partie des candidats possibles et qu’il y aurait certainement des gens autour de ma maison. L’année dernière, ça avait été désagréable, il y avait des gens qui attendaient devant le portail au cas où. Donc j’ai passé une matinée très tranquille chez moi à travailler à un texte sociologique. Vers 12 h 30, mon téléphone s’est mis à sonner sans arrêt. C’était toujours le même numéro, dont j’ai vérifié l’indicatif qui s’affichait : c’était la Suède. Je me dis qu’il s’agissait peut-être d’un plaisantin. Mon portable aussi s’est mis à sonner, là je suis entrée dans un autre état. J’ai décidé d’attendre en laissant sonner de tous les côtés, c’était assez surréaliste.
À 13 h, je me suis branchée sur France Inter dans la cuisine et j’ai entendu mon nom. Là, le vide absolu. Jamais la schizophrénie n’a été aussi forte : entendre mon nom pour le Nobel, et moi de l’autre côté, sans réaction. À ce moment, j’ai répondu au téléphone. Nous sommes convenues avec mon attachée de presse qu’une personne de chez Gallimard viendrait “m’exfiltrer” de chez moi en taxi à 15 h 30, pour m’emmener à la conférence de presse. Celleux qui se tenaient devant mon portail à 13 h ont attendu pendant deux heures et demie.
Et vous, qu’avez-vous fait pendant ces deux heures ?
J’étais en pilotage automatique. Il n’était pas question de réfléchir, juste de faire face. Je n’ai même pas pensé à ce que je dirai, juste à me changer.
Pendant la conférence de presse, vous dites cette phrase forte : “Je ne me défilerai pas.”
Tout vient spontanément. J’ai une faculté de réaction à l’immédiateté. Cela vient sans doute du fait que j’ai enseigné. J’ai aussi parlé d’“écrire dans la justesse et la justice”.
Vous pensez tout de suite votre Nobel comme une responsabilité ?
Je pense que si j’ai ce prix, autant que je m’exprime d’où j’écris. Toutes les réactions que j’ai reçues, c’est : vous avez eu le Nobel pour nous, on est fier·es, on a gagné ! (rires) J’ai vraiment eu l’impression de recevoir un Nobel collectif et c’est très réjouissant. C’est ce qui m’a rendu la chose réelle. Plus tard, il y a eu des attaques de la part de la presse de droite et d’extrême droite. Ils n’ont jamais accepté que j’écrive sur l’avortement, le corps des femmes, l’hypermarché, et puis il y a eu l’affaire Richard Millet, qu’ils me reprochent encore.
Mais ce que cela dit surtout, c’est que pour eux, je ne suis pas à ma place. Je ne peux pas occuper cette place, mais une au-dessous, parce que je suis une femme et transfuge. Bref, je ne suis pas légitime. Et l’intime, pour eux, n’a aucune valeur universelle, ou c’est honteux. Alors qu’en France, un pays où l’on a eu Montaigne, Rousseau, toute une écriture du soi, ces tenants de l’esprit français ne le reconnaissent pas. C’est de la mauvaise foi, c’est arriéré. Et cela a pris du temps pour que l’on entende que je suis la première femme française à recevoir le Nobel.
“Je dirais que mon écriture est une écriture factuelle. Une écriture qui tâche de rendre le réel”
Et l’une très rares femmes tout court à le recevoir. On a parlé d’un choix politique de la part de la Suède, parce que vous êtes une femme qui écrit autour de son expérience de femme…
Le Nobel de littérature a toujours été un prix politique : ils l’ont donné à Camus, à Sartre même s’il n’en a pas voulu, à Modiano parce qu’il avait parlé des années noires… Me choisir, c’est faire le choix de plus de liberté pour les femmes, les dominé·es. Ils n’ont pas récompensé pour autant une femme politique, mais une femme écrivaine.
Lors de l’annonce, ils ont défini votre écriture de “clinique”. Qu’en pensez-vous ?
Je dirais que mon écriture est une écriture factuelle. Une écriture qui tâche de rendre le réel. L’image que vous avez du réel peut lui faire abstraction, or mon rêve, c’est que l’écriture soit transparente et qu’elle suscite des sensations, mais presque sans qu’on voie l’écriture… Je me souviens de Bernard Pivot lisant une phrase à la télé en disant : “Quelle phrase !” Ce n’est pas du tout ce que je veux. Non, l’écriture ne doit pas passer avant.
Avez-vous reçu les félicitations d’Emmanuel Macron ?
Non, mais celles de Brigitte Macron, et aussi de Rima Abdul-Malak, la ministre de la Culture. Macron, je me suis quand même beaucoup exprimée contre lui. Pendant la pandémie, j’ai écrit une lettre contre lui pour Augustin Trapenard sur France Inter, qui a fait le buzz sur les réseaux sociaux, et cette année, Libération m’a interviewée sur les élections et j’ai été assez brutale dans mes réactions contre Emmanuel Macron. J’ai soutenu La France insoumise. De toute façon, je pense que le candidat de Macron pour le Nobel était Michel Houellebecq, à qui il a donné la Légion d’honneur. Moi, j’ai toujours refusé les distinctions d’État.
Vers quoi allez-vous orienter le discours que vous prononcerez le 7 décembre à l’Académie suédoise ?
Il sera orienté vers une écriture qui réfléchit sur elle-même et qui réfléchit sur le monde. J’ai déjà beaucoup écrit sur ces questions.
“Je puise dans la mémoire. C’est l’outil principal”
Comptez-vous mettre votre Nobel au service de plus de causes, d’engagements ?
Cela ne peut pas être une détermination absolue. En fait, ce sont les choses qui arrivent qui vous questionnent. Mais déjà, j’ai défilé dimanche à la manifestation de toute la gauche contre la vie chère, où il y avait Sandrine Rousseau, Olivier Faure, Philippe Poutou…
Que retenez-vous de cette année en politique ?
Mon année personnelle a été très chargée, mouvementée même, mais je crois que de façon collective, cette année 2022 a été un tournant pour tout le monde, très inquiétant avec la montée et les scores du RN, la présence d’Éric Zemmour. D’un côté, c’est évidemment très violent, mais de l’autre, il y a ce retour d’une force de gauche, et une chambre des députés qui n’a plus rien à avoir avec ce qu’elle a été. On est dans l’expectative : que va-t-il se passer ? Peut-être rien. Mais le gouvernement a été mis en échec. Il est obligé d’utiliser le 49.3 pour faire passer ce qu’il veut.
Dans votre œuvre littéraire, vous allez vers quoi ?
Je puise dans la mémoire. C’est l’outil principal. Je vais jusqu’à dire que c’est mon identité, c’est ce qui nous différencie des autres, chacun de nous à sa propre mémoire, ce sont des choses communes aux un·es et aux autres, mais que chacun de nous a vécues singulièrement.
Vous vivez un moment important de très grande reconnaissance. On a l’impression que vous avez envie d’en profiter pleinement.
Non, je n’ai pas envie d’en profiter. Cela reste très abstrait. Je n’aime pas particulièrement passer à la télé, ni faire des signatures. Mais le succès m’impose un devoir envers mes lecteurs.
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