[A l’occasion de la mort de Laurent Sinclair, né Biehler, clavier et membre fondateur de Taxi Girl décédé à l’âge de 58 ans dans la nuit de dimanche à lundi 2 septembre, nous re-publions cet article que nous consacrions en 1999 à la formation, également endeuillée par la disparition de Daniel Darc, en 2013] Le groupe parisien à l’histoire éphémère, ressac de la vague punk, réussira à conjuguer succès populaire démarche radicale, avant de lentement se replier dans les marges et de disparaître. Un septennat unique dans l’histoire du rock en France.
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Un groupe de pédés. Aimer Taxi Girl dans la France provinciale du début des années 80 était un sport de combat. Un art martial. Loin de Paris (P.A.R.I.S.), sa résidence et donc son théâtre quotidien, Taxi Girl n’avait pas d’image, pas de chair, pas d’audience sinon celle des radios périphériques qui connaissaient mieux SA chanson (Cherchez le garçon) que son nom. Pour les instances rock locales, bourrins de la presse régionaliste ou organisateurs de concerts crapoteux, Taxi Girl était quantité insignifiante. Un faiseur de tubes (la honte), propre sur lui (la super-honte), dont la musique était en partie constituée de synthés (la méga-honte) et la voix une espèce de filet fragile menaçant en permanence de craquer. Un groupe de pédés, dont l’insistance à chercher le garçon ne pouvait qu’induire des comportements pas très rock’n’roll.
Station balnéaire
Une ville de province, donc, pendant l’été 1982. Une station des bords de mer, gluante de mouches estivales et de suceurs d’esquimaux. La tournée européenne de Taxi Girl était venue s’échouer là, on se demande encore comment. Les seuls rockers ayant jamais visité ces parages balnéaires étaient Starshooter (Podium RMC) et Bernard Lavilliers (Podium Bullworker), autant dire qu’il ne s’y était jamais rien passé. Sous chapiteau, comme pour le cirque Jean Richard, la foule mal informée venait voir Taxi Girl, le groupe de LA chanson, la chanson de LA radio. Cherchez l’erreur. Elle repartit mi-dépitée, mi-scandalisée, à deux doigts d’exiger remboursement et excuses de la part d’un office du tourisme coupable d’avoir invité ces fauteurs de troubles, ces pseudo-musiciens incapables de tenir un instrument et encore moins d’en jouer. Et, comble de l’escroquerie, ils n’avaient même pas fait LA chanson. De toute manière, dans cette cacophonie globalement informe, il aurait fallu faire un sacré tri pour la reconnaître. Ça bardait sec à la sortie.
Certains avaient passé là la pire soirée de leurs vacances, d’autre la pire soirée de toute leur vie. Pour nous, qui du punk n’avions eu droit qu’à des miettes, c’était un jour exquis, une date historique. Un second service s’offrait à nos appétits féroces, nous étions jeunes (un peu cons, faut avouer) et fiers de tenir un groupe à nous, un groupe honni par les vacanciers et par la plupart des crétins du lycée. A eux La Bombe humaine (tu la prends dans ta main), Antisocial (tu perds ton slip), à nous Les Armées de la nuit, Avenue du crime, N’importe quel soir. Ce groupe ne nous tutoyait pas mais il nous parlait à la première personne du (très) singulier. Il nous disait des choses qu’on avait du mal à saisir et c’était exactement ce qu’on attendait du rock : qu’il nous donne le goût de déflorer l’inconnu, d’arpenter à rebours le cours accidenté de sa mythologie. Parce que Taxi Girl, ce soir-là, bousilla dans un éclair mécanique et païen All tomorrow’s parties, on a couru le lendemain acheter le premier Velvet. A travers eux, surtout à travers ce qu’on écrivait sur eux, on découvrit ainsi les Stooges, les Doors, Eno, Devo, Magazine, Kraftwerk, Burroughs, Mishima, Jerry Rubin et quantité d’autres noms merveilleusement barbares qui nous détournèrent à jamais de Supertramp.
Un Paris en décrépitude
Un groupe de fachos. A Paris (M.E.R.D.E.), on l’apprit par la suite, ça n’avait pas non plus toujours été très rose bonbon pour Taxi Girl. Fondé en 78 dans les travées du lycée Balzac par quatre volontaires qui s’étaient trouvé des amours communes, la première mouture de Taxi Girl n’était pas taillée pour aller bien loin. Laurent Bielher (claviers), Mirwais Ahmazaï (guitare), Pierre Wolfsohn (fils de Jacques, grand directeur artistique des sixties/seventies, batterie) et Stéphane Erard (basse) cherchaient péniblement leur voie dans un répertoire de breloques sixties (Who, Doors, Troggs). Mais, problème, il leur manquait une voix. Avec Daniel Rozoum, ils trouvèrent non seulement un ton (ce timbre désincarné, tellement en en accord avec la vague növö qui pointait à l’horizon), un auteur pétri de références littéraires morbides et fanatique de Dylan, mais aussi une allure, une gueule, une gestuelle. Pas mal pour un seul homme.
La rencontre suivante, avec le manager du Tout-Paris punk en décrépitude, Alexis, qui avait déjà accompagné les premiers crachats de Métal Urbain et autres Asphalt Jungle, introduisit Taxi Girl aux jeunesses chic qui s’apprêtaient à écrire les années 80. Programmateur du Rose Bonbon, Alexis y laissa ses protégés se faire les dents des semaines entières, sur scène presque tous les soirs, pendant que lui mettait au point un plan d’attaque. Une gestation qui accoucha de quelques idées rances mais terriblement efficaces, comme celle qui consistait à les vêtir de costumes noirs et de chemises rouges, panoplie des jeunes gens modernes qu’à leurs dépens ils incarneraient jusqu’au dégoût.
Façonné comme un boys’ band avant l’heure, Taxi Girl fut cette créature dont rien n’échappait à son mentor (ami de Malcolm McLaren, précision utile), quitte à ce que les humeurs réactives de Daniel, rebaptisé Darc comme dark, n’en viennent parfois à déchirer les coutures de ces pantalons droits comme des défilés militaires. On se souvient d’ailleurs qu’à la même époque les membres d’Echo & The Bunnymen se voyaient obligés d’enfiler des treillis de camouflage pour d’aussi absurdes raisons d’identification visuelle. Le plus grave, concernant Taxi Girl, fut cette réputation de nazis qui leur collait aux mocassins durant ces années d’apprentissage où d’imbéciles commentateurs mondains confondaient l’expressionnisme allemand avec le Troisième Reich.
Qu’importe ces clapotis dans les eaux prénatales, car une fois lancé, plus rien ne semblait pouvoir faire ombrage à Taxi Girl, groupe élu d’une génération qui vit tant de Modern Guy, de Suicide Roméo ou d’Electric Callas promettre sans tenir, tomber au front dès les premières batailles des années 80. Les deux maxis que Taxi Girl publie en 1980 suffisent à projeter le groupe sous deux feux croisés : celui d’un accueil critique qui manie à leur endroit la dithyrambe comme rarement à propos d’un groupe français, et celui d’un public avide de nouvelles têtes à brandir sur l’autel des hit-parades. Carton plein en six chansons qui basculent d’une ambiance à une autre avec la même fougue novatrice, du Mannekin robotique et glacial au Triste cocktail très after hours en passant par un Jardin chinois délicieusement Lotus bleu. Et il y a surtout V2 sur mes souvenirs et Cherchez le garçon, deux compositions de Laurent Bielher rebaptisé Sinclair, comme Brett largement arrosées de ces pluies d’orgues acides qui entrecroisent les Seeds empoisonnées du psychédélisme et la fulgurance new-wave de Magazine.
Trois cent mille singles du seul Cherchez le garçon viennent sanctionner l’habileté tacticienne d’Alexis et, parmi les coups publicitaires qu’il imagine en rafale, il y a celui, particulièrement absurde, qui entraîne le groupe à parcourir à pied le trajet Paris-Chamonix en dix-sept jours. Flambeur parvenu à ses fins ramasser le pactole sans entamer son crédit warholien de manipulateur underground , Alexis ne manque pas l’occasion de prendre la main et de jouer toute la mise sur la création d’un label, Man’kin Records, affilié à Virgin et destiné à servir de tremplin à la jeune scène frenchy but chic dont les deux Alain Pacadis le fêtard et Maneval l’homme de radio sont, en ces premiers matins de la mitterrandie, les principaux ambassadeurs.
C’est à partir de là que le temps se gâte. D’abord avec la mort par overdose, en juillet 81, de Pierre Wolfsohn. Après le forfait, quelques mois plus tôt, de Stéphane Erard, retourné au bercail poursuivre ses études, c’est cette fois une amputation à vif qui menace l’existence du groupe. Réduit à trois, Taxi Girl commence sérieusement à boiter. Pourtant, durant les quatorze mois pendant lesquels le trio enregistre son premier album et embarque pour sa première véritable tournée de fin 81 aux premières heures de 83 , les turbulences internes n’altèrent pas la vitesse ni la beauté de son élan. Produit par le bassiste des Stranglers Jean-Jacques Burnel, Seppuku est une oeuvre au noir, fermée des quatre côtés, dont il faut pour en libérer le poison d’abord sacrifier au rituel de la lame, comme la geisha de la pochette signée Mondino. Tel un jumeau envoyé d’outre-tombe par le Closer de Joy Division, Seppuku est un catalogue assez complet de toutes les obsessions de Daniel Darc, obsessions recentrées sur un seul et unique sujet : l’autodestruction, ce détournement du destroy punk à des fins personnelles qui dépasse chez Darc la simple parade mortuaire de salon comme on la pratique pas mal à l’époque. Qu’il fasse écho dans ses textes aux messes noires d’Aleister Crowley (La Femme écarlate et son final en forme de prière récitée à l’envers), aux délires apocalyptiques de Charles Manson (John Doe 85) ou à la morbidité ordinaire des films noirs (13ème section) et à l’univers BD façon Fu Manchu (Le Musée Tong), Darc n’en tire au final que des leçons de (mauvaise) conduite pour lui-même, ne paraît animé d’autre intention que d’inscrire sa propre fin dans ce déballage sanguinolent de faits d’armes et de faits divers, nous prenant individuellement pour témoins.
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