Article initialement paru sur le site de Paris+ par Art Basel.
Alice Neel nous montre une femme se positionnant avec aplomb : il s’agit d’Annie Sprinkle. Artiste et militante porno-féministe américaine, elle est aussi une des voix les plus importantes de la vulgarisation de l’éducation sexuelle et promeut une sexualité joyeuse et décomplexée.
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La représentation d’une femme dénudée sur un tableau libéré du « male gaze » est particulièrement significative. En effet, des siècles de domination masculine ont habitué notre regard à la monstration de corps de femmes réalisée dans une optique patriarcale, comme si ces images ne pouvaient être que le potentiel réceptacle d’un regard érotisant – un corps pensé uniquement comme au service d’un désir masculin.
Or ici, je vois précisément l’inverse : une femme portant fièrement tous les attributs associés à l’indignité féminine. D’une part, elle est fière. Empreinte de cette attitude qui fait dire des femmes qu’elles sont arrogantes (quand un comportement analogue est salué chez les hommes), elle expose fièrement son corps. Sans aucune trace de honte, sa posture témoigne de plus d’une expertise certaine. Maitresse de la codification de sa propre image, Annie Sprinkle n’est pas seulement une femme qui incarne la sexualité, c’est une professionnelle du sexe.
Singulièrement révolutionnaire
Si sa perception a évolué, la pornographie a longtemps été traitée avec mépris. Aussi on apprécie le choix de l’artiste d’afficher une femme dont la carrière s’est bâtie sur ce genre et de la montrer dominant la situation. C’est singulièrement révolutionnaire. Alice Neel propose son interprétation du travail d’Annie Sprinkle qui s’évertue à déconstruire le rôle d’objet sexuel enfermant les femmes impliquées dans l’industrie du sexe.
Car Annie Sprinkle n’est pas ce corps saisi dans une surenchère esthétique caricaturale, exposé par tronçons déshumanisés pour exciter les spectateurs. Elle n’est pas non plus cette actrice passive et naïve tombée dans l’enfer de l’industrie pornographique faute de mieux. Non. Il ne s’agit pas ici de dépeindre l’image d’une victime ou celle d’une forme de passivité ; la posture est volontaire et la lumière crue. L’organe sexuel n’est pas caché ; il n’est pas suggéré dans un subtil jeu d’ombres et de lumières. Une partie de lui s’impose sans détours. Le choix d’une pose suggérant une forme de relâchement, de repos peut-être, nous éloigne également de ces portraits où l’on imagine la contrainte de l’exigence du beau – ou du moins d’une certaine conception de la beauté.
“Il y a ici une opportunité pour toutes les femmes, et les personnes dont le genre ou la sexualité sont déprécié∙e∙s, de prendre fermement possession de l’espace et d’y ancrer leurs savoirs incontestables.”
Ce tableau nous amène donc à découvrir les traits d’une femme infiniment puissante et magnifique, et est en un sens en rupture avec les canons occidentaux traditionnels. L’aplomb de la protagoniste semble défier quiconque serait tenté∙e de porter un jugement sur son activité. Elle sait ce qu’elle fait. Elle est la sachante, celle qui connait son corps et sa sexualité.
Il y a ici une opportunité pour toutes les femmes, et les personnes dont le genre ou la sexualité sont déprécié∙e∙s, de prendre fermement possession de l’espace et d’y ancrer leurs savoirs incontestables.
Rokhaya Diallo est une journaliste, auteure et réalisatrice primée basée à Paris.
La succession d’Alice Neel est représentée par Xavier Hufkens (Bruxelles), Victoria Miro (Londres, Venise); Aurel Scheibler (Berlin), David Zwirner (New York, Londres, Paris, Hong Kong).
Alice Neel, Un regard engagé – 5 octobre 2022 – 16 janvier 2023
Centre Pompidou, Paris
Article initialement paru sur le site de Paris+ par Art Basel
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