[Clara Luciani, l’interview fleuve] Dix-huit mois après la sortie de son “Cœur” triomphal, Clara Luciani est en tournée dans les plus grandes salles de l’Hexagone. À tout juste 30 ans, elle revient longuement sur sa carrière, sans éluder aucune question intime, artistique, professionnelle, ni ses propres contradictions.
T’es-tu toujours intéressée à la production contemporaine ?
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La nouvelle vague rock avec les Strokes ou Arctic Monkeys m’a évidemment intéressée, mais j’avais une préférence pour ce qui a inspiré ce courant-là. J’étais trop contente que le rock redevienne cool.
Ton goût de la guitare provient également de là ?
Il a commencé par mon père, qui joue très bien de la guitare et de la basse. J’ai toujours voulu chanter et j’ai acheté ma première guitare électrique à 11 ans à cause de Chrissie Hynde. Car je regardais en boucle le DVD d’un best of des Pretenders, et j’étais complètement amoureuse d’elle. Je voulais même lui ressembler – je montrais des photos d’elle chez le coiffeur. Je ne me considère pas comme une guitariste, la guitare est avant tout un outil de composition.
As-tu joué dans d’autres groupes que La Femme et Hologram, ton duo Britpop formé avec Maxime Sokolinski (le frère de Soko) ?
J’ai aussi eu un groupe de shoegaze. De toute façon, je considère mon projet, même s’il répond à mon nom, comme un groupe. Avec mes musiciens, mais aussi Ambroise [Willaume alias Sage] avec qui je travaille les chansons, et les gens de mon label. Ce sont des heures de réflexion, de partage et d’écoute.
Sans toutes ces personnes qui m’entourent, je n’aurais sans doute pas eu autant de succès, même si je ne sous-estime pas ma part. On forme une équipe. Je n’ai jamais rougi de demander de l’aide. Au contraire, je trouve ça noble de fonctionner en collectivité. Idem quand on me propose cette chose incroyable de concevoir ce numéro spécial des Inrocks, je n’envisage de ne le faire qu’en famille.
Justement, quel est ton rapport à la lecture de la presse et à la multiplication des supports de lecture dématérialisés ?
Pour être tout à fait franche, j’écoute surtout la radio, particulièrement France Inter, en me préparant le matin. Ce qui me permet de me tenir au courant de l’actualité dans des journées ultra-chargées. La presse nécessite d’être assise et un minimum concentrée, ce qui m’a sans doute un peu éloignée du support écrit.
“Je suis très intéressée par Harry Styles”
Te tiens-tu en alerte vis-à-vis de l’actualité musicale et des nouvelles tendances ?
Oui, mais je ne suis pas comme le chanteur Christophe, qui me faisait halluciner tellement il se tenait à la page. Je n’ai pas son niveau de curiosité, mais j’écoute ce qui sort, je regarde les crédits quand une production m’intéresse. Par exemple, je suis très intéressée par Harry Styles. Comme Lana Del Rey, il fait partie de ces artistes qui arrivent à faire des disques chargés d’héritage, tout en sonnant 2022. J’aimerais réussir à faire de même. Certes, je me suis construite à travers des figures des années 1960, mais je veux qu’on entende une femme de son époque en écoutant mes chansons.
Au cours de ta jeune carrière, tu as déjà enregistré de nombreux duos. Quel est l’interprète qui t’a le plus impressionnée à ce jour ?
Le premier duo que j’ai réalisé, c’était avec Nekfeu. Il avait entendu ma voix dans La Femme, je devais avoir 22, 23 ans – je me demande encore comment j’ai pu recevoir cet appel. J’étais très impressionnée de me retrouver en studio avec lui. Par ailleurs, Nekfeu est loin de mon univers musical, c’est forcément plus confortable lorsque je chante avec Benjamin Biolay, ce qui n’est pas pour autant moins excitant. À l’époque, je n’écoutais tellement que du rock que j’ai dû appeler ma sœur pour en savoir plus sur Nekfeu.
Je me demandais comment nos univers allaient pouvoir se répondre, et le résultat m’a rendue heureuse [Avant tu riais, en 2016]. Notre collaboration a éveillé ma curiosité musicale. C’est sans doute la plus belle forme de métissage que de créer des passerelles entre différents styles. J’aimerais renouveler cette expérience et chanter avec des artistes loin de mon ADN.
Quelques mots sur un autre duo célèbre, la reprise de Summer Wine avec Alex Kapranos, parue l’été 2020, entre les deux confinements, et figurant aujourd’hui sur un flexi collector encarté dans ce numéro des Inrockuptibles ?
C’est un duo né à L’Olympia. J’avais invité Alex à chanter, je voulais qu’on reprenne une chanson de Lee Hazlewood et Nancy Sinatra, mais je ne savais pas trop laquelle choisir. Alex m’a proposé Summer Wine, qu’il adorait ; les musiciens ont appris la chanson, on l’a répétée le jour même du concert pour l’interpréter le soir.
Pendant le premier confinement, Alex a complètement retravaillé les arrangements et emmené la cover ailleurs pour l’enregistrement. Il l’a pourtant fait avec des bouts de ficelle, enregistrant des bruits de clefs ou des chants d’oiseaux dans son jardin, mais il vous en parlera mieux que moi. J’aime bien qu’il reste ce souvenir positif, comme une photo instantanée d’un moment historique. Car c’était une période stressante et guère inspirante, à part m’avoir inspiré l’habillage de l’album. Quelle joie que cette reprise sorte enfin en disque !
Même en étant en pleine tournée, réfléchis-tu déjà à ton troisième album et à la direction à prendre pour te renouveler ?
J’ai commencé à écrire des chansons pas plus tard que la semaine dernière. Ce sont des chansons assez introspectives, où je parle beaucoup de la famille, des liens du sang. Peut-être qu’elles seront le fil conducteur… Je ne sais pas encore dans quelle direction je vais aller en termes de sonorités. Pour l’heure, ce sont des squelettes de chansons, enregistrées guitare-voix ou piano-voix.
J’aime bien ce moment où les chansons sont encore vierges. J’en suis encore à un stade embryonnaire, mais c’est très stimulant d’écrire et d’imaginer la suite. Que les chansons reviennent me rassure. J’ai toujours peur que ça puisse finir.
Tu as peur du vide ?
Oh oui, même dans mes journées. Ma sœur me répète toujours que je suis incapable de ne rien faire. Ne serait-ce que m’asseoir. Car s’asseoir, c’est réfléchir. Je suis trop anxieuse pour prendre des moments de répit. Alors je m’occupe, je prends des cours de piano, etc.
Comment écris-tu les chansons alors ?
Il m’est arrivé d’écrire dans les loges, comme Le Reste pendant la tournée précédente. Malgré l’effervescence et le bruit avant un concert, c’est ultra-stimulant. Mais je n’ai pas réussi à le refaire pendant la tournée de Cœur, alors, après les vacances d’été, je suis retournée quelques jours dans le studio de Sage, avec qui je travaille depuis mon premier EP. J’adore la sensation de satisfaction d’avoir terminé une chanson – sans même savoir ce qu’elle va devenir – et l’écouter sur mon téléphone en rentrant chez moi.
C’est une joie incommensurable, presque inexplicable. Ça ne ressemble à rien d’autre. Je me sens contente de moi-même. Car comme j’écris souvent sur ce qui me fait du mal, me perturbe ou me hante, c’est comme si je l’avais digéré et transformé en chanson, comme si je possédais un pouvoir magique. Je me sens infiniment chanceuse et je me demande comment font les autres pour gérer leur douleur…
“Très jeune, j’ai pris conscience de ma mortalité”
La chanson comme méthode cathartique, thérapeutique ?
Ah oui, c’est incroyable. Et pourtant, dans la vie, je suis hyper-pudique. Là, par exemple, je m’apprête à déclarer ma flamme à Françoise Hardy pour ce numéro. Pourquoi je trouve ça plus dur de l’appeler que de l’écrire dans un magazine, je ne sais pas. Cela fait partie de mes contradictions.
C’est comme les chansons du premier EP, elles étaient tellement intimes, sur ma rupture. C’était plus facile de les interpréter que d’appeler mon ex pour lui dire qu’il m’avait brisé le cœur. Pareil pour ma sœur : la plus grande déclaration d’amour que je lui ai adressée, c’est d’écrire et chanter Ma sœur. C’est très contradictoire, cela doit s’expliquer par l’ego bizarre des chanteurs et chanteuses.
La disparition du format album t’inquiète-t-elle ?
Il y a quelque chose de très satisfaisant, en tant qu’artiste, dans le fait d’avoir de la place pour raconter une histoire. Une chanson, c’est super, mais j’envisage les albums comme une histoire, avec un début, un milieu, une fin. Et les albums qui me touchent sont pensés comme tels : Melody Nelson, La Superbe.
En les écoutant, j’ai l’impression de m’asseoir et de lire un livre. Je construis moi aussi mes albums comme une boucle. Je serais très embêtée qu’on m’enlève ce support. Même si c’est dur de capter l’attention des gens pendant 50 minutes, car on est une génération qui zappe, qui scrolle. C’est beau de se poser pour écouter un album. J’aime la cérémonie que cela constitue. Je ne dis pas qu’il ne faut pas que ça change, mais je trouve l’époque actuelle difficile.
D’où vient ta fascination pour le passé ?
Je crois que ce que j’aime dans l’idée du passé, c’est la transmission. J’ai très peur de mourir. J’y pense tout le temps, peut-être plus que la moyenne. Très jeune, j’ai pris conscience de ma mortalité. Vers 6 ans, j’ai commencé à être très angoissée par la mort. Il y a une jolie chanson de Philippe Katerine qui dit que “les objets vivent plus longtemps que les gens”. J’aime bien l’idée que des choses nous survivent. Ça peut être des chansons, mais aussi des enfants…
J’aime l’idée que des choses soient éternelles, traversent les époques. Ça me rassure. C’est peut-être pour ça que j’aime autant le vintage, ça fait écho à des vies qui se sont éteintes. J’adore me demander qui a mis la veste vintage que je porte, ou retrouver un vieux ticket de pressing dans une poche. Peut-être que moi aussi mes habits seront portés par d’autres, que mes chansons seront encore écoutées en 2050. J’avais été écoutée par Thomas Pesquet dans l’espace et ça m’avait donné une sensation de “petits pas”. [rires]
On aime souvent le fantasme du passé…
Oui, moi c’est narratif. J’imagine, je me raconte des histoires. Je ne suis pas dans un désir d’historienne ou de collectionneuse. Je ne connais pas la valeur des choses.
Cœur encore (Romance Musique/Universal). Sortie le 25 novembre. En tournée française, et les 8 décembre et 31 janvier à Paris (Accor Arena).
Clara Luciani est habillée en Gucci.
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