Dans un nouvel essai labyrinthique écrit en temps de pandémie, le philosophe entremêle théorie et autobiographie pour penser la révolution qui vient. Politique et poétique, un manifeste très beau mais parfois un peu confus pour désirer mieux et plus librement.
Dans son dernier essai, Je suis un monstre qui vous parle, Paul B. Preciado réglait ses comptes avec la psychanalyse, selon lui outil normatif au service du patriarcat.
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Dysphoria Mundi s’annonce dans le même registre, en s’ouvrant avec la fiche clinique du “patient” Paul B. Preciado, puis un premier chapitre très fort : “Il fallait que je me déclare fou. Atteint d’une folie bien particulière qu’ils ont appelée dysphorie. Je devais déclarer que mon esprit était en guerre avec mon corps, que l’esprit était masculin et que le corps était féminin. À vrai dire, je ne ressentais aucune distance entre ce qu’ils appelaient l’esprit et ce qu’ils identifiaient comme corps. Je voulais changer, c’est tout. Et le désir de changement ne faisait pas de différence entre l’esprit et le corps. J’étais fou, peut-être, mais si c’était le cas alors ma folie consistait à refuser l’antinomie entre ces deux pôles, féminin et masculin, qui pour moi n’avait aucune consistance qu’une combinaison toujours variable de chaînes chromosomiques, de sécrétions d’hormones, d’invocations linguistiques.”
Le corps politique
On le sait, le corps, et notamment le corps des femmes (ou les corps racisés), est le lieu où se joue le politique, ses règles liberticides, ses lois patriarcales. Preciado a fait du sien, à travers sa transition FtM (female to male, “de femme à homme”), un corps en dissidence. C’était l’objet de Testo Junkie, et cela l’est à nouveau dans Dysphoria Mundi, mais à plus ample échelle : c’est le monde qui est, depuis plusieurs années, entré en transition, en mutation épistémologique, c’est-à-dire en dissidence. Une révolution arrive.
Preciado poursuit : “[…] c’est d’un rare bonheur politique qu’il me faut parler tout d’abord. Et ce bonheur, creusant son tunnel sous la réalité normative, ces vingt dernières années, semble avoir traversé une fourmilière car aujourd’hui je me retrouve entouré d’enfants qui déclarent vouloir vivre comme j’ai voulu vivre lorsque j’étais considéré fou. Les pages qui suivent sont un compte-rendu de comment, parfois dans le bruit, parfois dans le mutisme, cette fourmilière a été construite et comment le monde moderne qui avait fait le partage entre notre folie et notre raison a commencé à s’effondrer.”
Essai hybride
Dire que les pages qui suivent forment un livre hybride serait un euphémisme. Mi-essai, mi-récit autobiographique, un peu foutraque et range-tout, Dysphoria Mundi ressemble surtout au journal intime, intellectuel et politique de Preciado en temps de pandémie. Seul chez lui, atteint du Covid-19 dès le début, son cerveau enfiévré tourne à plein volume sur ses thèmes favoris, cette fois repris par le prisme de la crise sanitaire internationale. On oscille bizarrement entre une impression de déjà-vu (descriptions de la vie durant le premier confinement) et une impression de confusion théorique (la pandémie sert-elle ou non la “révolution qui vient” ? On dirait que parfois oui, mais que peut-être non, bref on s’y perd un peu…).
À chaque coin de page, le grand ennemi, c’est entendu, est “l’homme blanc hétérosexuel”. Mais lequel ? En réduisant tout aux particularités, Preciado prend le risque de nier la singularité et de céder à la tentation de l’amalgame, ce que l’on regrette de la part d’un intellectuel de sa trempe. Ce qui est en revanche puissant dans son livre, et très beau, et peut-être bien plus profondément politique, ce sont tous ses passages autobiographiques qui racontent une vie d’ermite, entouré de cartons de livres provenant de plusieurs déménagements, de plusieurs appartements, de ses différentes vies dans des pays différents, témoignant d’une existence en transit perpétuel, et du transit érigé en art politique de vivre.
La quête d’un désir libéré
Des conversations par écran avec l’ex encore aimée mais d’un amour impossible, Alison, à l’ex-amie venant le secourir, Gloria (Virginie Despentes), de sa bibliothèque mêlée à celles de ses amours, Preciado est un être qui cherche, questionne, observe, se place en retrait par désir de liberté, pour tenter de désirer sans les entraves que la société a tout intérêt à nous imposer.
Le plus beau passage du texte, celui qui nous ouvre la voie, à toutes et à tous, homos ou hétéros ou trans, c’est celui-ci : “Le problème fondamental auquel nous sommes confrontés est que le régime capitaliste pétro-sexo-racial a colonisé la fonction désirante, en la recouvrant de valeurs monétaires, de sémiotiques de la violence, de modes d’objectivation consumériste et de soumission dépressive. […] la violence opère en fabriquant un désir normatif qui prend possession du corps et de la conscience jusqu’à ce qu’ils acceptent de s’‘identifier’ au processus même d’extraction de leur potentia gaudendi et de destruction de leur propre vie. La première chose que le pouvoir extrait, modifie et détruit est notre capacité à désirer le changement. Jusqu’à présent, tout l’édifice capitaliste pétro-sexo-racial reposait sur une esthétique hégémonique qui limitait le champ de la perception, bridait la sensibilité et captait le désir. Et c’est cette esthétique qui est entrée en crise. Dysphoria Mundi. La question est maintenant de désirer autrement.”
Trouver d’autres façons de vivre et d’aimer, creuser de nouvelles tranchées, tracer sa propre route, unique, faire de sa vie, comme Paul B. Preciado, une vie politique parce que poétique. Dès que les restrictions de voyage se lèvent, l’écrivain et philosophe va passer deux mois seul, sans connexion internet, dans un minuscule cabanon en haut d’une plage corse. Il y rencontre Sygma, trans aussi, avec qui l’amour ne ressemble à rien de déjà fait, vu, ni connu. Un amour qui échappe à toute norme. Enfin, une réinvention radicale. Une respiration absolue.
Dysphoria Mundi de Paul B. Preciado (Grasset), 592 p., 25 €. En librairie le 16 novembre.
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