Le journaliste et écrivain Kamel Daoud, dont les positions sur l’islam ont été souvent contestées, publie un recueil de chroniques parues entre 2010 et 2016. Il revient sur la guerre civile en Algérie, le printemps arabe et les préjugés postcolonialistes.
En janvier 2016, Kamel Daoud s’est retrouvé au centre d’une polémique. En cause, un texte paru dans La Repubblica puis Le Monde où, à propos des agressions de femmes à Cologne dans la nuit du nouvel an, il parlait de “la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman” (lire “Cologne, lieu de fantasmes”).
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Des universitaires lui ont reproché d’alimenter des “fantasmes islamophobes” (lire “Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés”), d’autres personnalités l’ont soutenu, de Valls à Finkielkraut. Aujourd’hui, l’écrivain et journaliste algérien publie un recueil de chroniques parues principalement dans son pays, de 2010 à 2016.
On peut ainsi lire, mois après mois, dans des textes restés souvent inédits en France, la façon dont l’auteur de Meursault, contre-enquête, prix Goncourt du premier roman en 2015, analyse la société algérienne, élabore une réflexion politique et réagit à différents événements, du printemps arabe aux attentats du Bataclan.
Pourquoi publier ce recueil de chroniques aujourd’hui ?
Kamel Daoud – Nombre de sujets dont j’ai parlé en Algérie ces dernières années sont désormais d’actualité en Occident. Les lecteurs se posent des questions que nous nous posions il y a dix ans, voire dès la guerre civile des années 1990 : par exemple, face à l’islamisme, quels choix possibles entre sécurité et démocratie ?
Votre chronique sur Cologne, publiée par La Repubblica puis Le Monde, n’y est pas…
Plutôt que cette chronique qui a été tellement diffusée et que tout le monde peut retrouver sur le net, j’en donne à lire une autre, publiée ailleurs, qui s’appelle “La Colognisation du monde”. Je préférais donner un texte inédit pour le lectorat français.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile à vivre dans cette polémique ?
Il est plus juste de parler d’hystérie que de polémique. En fait, la plupart des gens semblent ne pas avoir lu la première partie du texte qui était un procès contre ce que j’appelle “la charité”. Ma critique à propos de l’accueil des réfugiés, rappelant qu’adopter est une responsabilité qui dure, on l’a évacuée. On n’a retenu que l’autre moitié, où je parle de misère sexuelle. Le plus dur à vivre a été la surmédiatisation qui nous retire le contrôle sur nos paroles. Et les malentendus, les insultes, les menaces et le déni. J’aurais voulu que les miens puissent lire ce texte avec sérénité en se disant que nous avons un problème, sur lequel il faut réfléchir pour pouvoir avancer. Certains l’ont fait avec courage, d’autres non.
Déjà en décembre 2015, vous écriviez qu’il est difficile de parler de l’islam sans être accusé soit d’islamophobie soit d’islamophilie…
C’est le propre de notre époque. Avec internet, le lecteur est international quand l’écrivain est local. Vous vous retrouvez dans un contexte qui n’est pas le vôtre et on vous fait dire ce que vous n’avez pas dit. En tant qu’Algérien ayant subi une guerre civile avec des centaines de milliers de morts, j’ai le droit de critiquer l’islamisme. Mais si je le fais et que mon texte est pris et publié par un journal d’extrême droite en Allemagne, est-ce que c’est ma faute ? Non. Est-ce que le texte peut être utilisé contre moi ? Evidemment. Pourtant, dois-je me taire ?
Vous avez publié dans un journal occidental. Vous saviez quel serait le lectorat…
C’est un phénomène à analyser. L’article a été publié en Italie, en Suisse germanophone et en Angleterre, il ne s’est rien passé. Il a été acheté par un journal français et ce fut l’explosion. Parce qu’il y a un passif, il y a l’histoire. Des préjugés, des prétextes, beaucoup de choses se sont greffées autour de ce texte.
Vous disiez qu’en France, aujourd’hui, se posent des problèmes apparus il y a vingt ans en Algérie. Nous aurions dû nous y intéresser d’avantage à l’époque ?
Nous avons vécu la décennie 1990 dans la solitude. Notre guerre civile était une tragédie inaugurale, les Occidentaux ne comprenaient pas ce qui se passait. Lorsque les islamistes, qui avaient pris le pouvoir, ont été poussés dehors par les militaires, ils ont bénéficié d’un soutien français et ont obtenu des visas. Il ne faut pas l’oublier. Il y avait une méconnaissance du projet politique islamiste.
Comment vivez-vous, concrètement, en Algérie aujourd’hui ? Etes-vous sous protection policière ?
J’essaie de mener une vie normale. Je ne sais pas comment vous répondre de manière claire sans donner des détails précis sur mon quotidien, et ce n’est pas bon. Dans mon pays, j’écris ce que je pense autant que faire se peut. Cette liberté ne m’a pas été offerte, je l’ai arrachée. Je ne vais pas la rendre gratuitement. Cela dit, le pays fait peur par manque de perspective. Pour beaucoup de gens, faire une révolution conduirait au chaos, mais ne rien faire mène à la dictature. Mais c’est un pays où l’islamisme politique est domestiqué, plus ou moins.
Un imam qui avait proféré une fatwa contre vous a été condamné. L’Algérie est donc un Etat de droit où il n’y a plus de problèmes ?
Non. Mais c’est un pays procédurier et, quand il y a un problème, on va devant la justice. Les islamistes gardent la main sur l’espace public. Il y a une sorte de deal, de partage. Le régime conserve la rente, les islamistes l’espace public et les deux immobilisent la société. Il est plus facile de gouverner un croyant qu’un citoyen, car il ne vous demande pas de comptes. Aussi, on laisse les islamistes transformer les citoyens en croyants.
En lisant vos chroniques, on voit que la question du corps, au centre de votre texte sur Cologne, vous préoccupe depuis longtemps…
Bien sûr. Il y a une concurrence très ancienne entre le corps et les monothéismes. C’est assez fascinant : je ne peux accéder au paradis si je ne marche pas sur mon corps. Le corps est le lieu de nos vies, c’est pourquoi je le défends. Je le veux fort, nu et non culpabilisé, non voilé, non caché. Les intégrismes se ressemblent et tous rêvent de faire de la femme le lieu de la procréation mais pas de la transgression. Ils ont tous la même haine du corps et du plaisir.
Mais vous dites que les musulmans ont un problème particulier, et qu’il suffit de se balader sur une plage à Oran pour s’en rendre compte…
Disons qu’en ce moment c’est notre tour. Revenons un siècle en arrière et voyons si les femmes pouvaient nager en Bikini en Occident. Je pense que ce sont des cycles.
Comment cette réflexion est-elle arrivée dans votre vie ? Vous avez eu une jeunesse très religieuse…
Je reste encore aujourd’hui fasciné par la théologie. J’ai toujours une quête, mais elle ne passe pas par les dogmes ni les rites. Je n’aime pas qu’on m’interroge sur mes croyances, car elles sont miennes, j’en suis responsable. La religion a été pour moi un exercice de liberté, un système philosophique cohérent que j’ai rejoint par choix. Je continue ma quête et passe maintenant par d’autres processus de réflexion. J’ai toujours été quelqu’un qui essaie de se désaliéner. Je n’aime pas les réponses mais les questionnements.
Peut-on être désaliéné quand on est algérien ?
Je ne suis pas un intellectuel de soutien ou de soumission. J’essaie juste d’exprimer ma liberté, mais il y a des clichés. Ici, en France, l’intellectuel du Sud ne peut être perçu que comme un dissident. On ne peut décoder nos discours que s’ils sont des discours d’opposition. On considère que je vais dans telle ou telle famille idéologique et on m’utilise comme témoin à charge ou à décharge. Je suis très conscient de ça. Soit je dis que ça ne m’intéresse pas et je rentre chez moi – une position honorable mais stérile. Soit je dis que c’est un peu plus complexe. Je suis musulman mais anti-islamiste, je peux être avec vous si votre intention est bienveillante. Si vous êtes anti-islamiste parce que vous cherchez à sauver une république de libertés, je suis d’accord avec vous. Mais si par un discours anti-islamiste vous cachez une envie de jeter une bonne partie de votre population à la mer, je ne suis pas d’accord.
Vous expliquez que l’islamisme est le résultat des dictatures. C’est moins un problème religieux que politique…
Bien sûr. L’islamisme a un père et une mère : l’Arabie saoudite et l’invasion de l’Irak. Les islamistes ne tombent pas du ciel, ce sont des produits de notre époque. Et l’idéologie, ce n’est pas seulement des idées mais aussi du fric. Un royaume, financé par vos deniers, dépense des milliards de dollars par an en propagande, finance des prêcheurs et des chaînes satellites. C’est un raccourci naïf de dire que le printemps arabe a apporté l’islamisme. Les islamistes existaient avant, ils attendaient.
A propos des révolutions arabes, vous fustigez les Occidentaux qui se sont empressés de dire qu’elles étaient ratées…
Comme si les révolutions étaient des films américains, qui finissent toujours bien et en 2 h 30 maximum. En fait, c’est du travail. Mais il y a eu un préjugé culturel réactivé, selon lequel nous ne serions pas aptes au changement.
Le regard français n’aurait pas évolué, plus de cinquante ans après la décolonisation ?
Le contraire est aussi vrai, et je dis à mes compatriotes de cesser de penser que tout est de la faute de la colonisation. C’est ce qu’on me reproche, de dénoncer les deux discours. On pourra en sortir par l’école, du courage, des livres. De toute façon, l’histoire ne s’arrête pas. Je ne suis pas pessimiste. propos recueillis par Sylvie Tanette
Mes indépendances – Chroniques 2010-2016 de Kamel Daoud (Actes sud), préface de Sid Ahmed Semiane, 480 pages, 23,90 €
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