Dans les années 1980, le photoreporter fraye avec deux bandes rivales à peine sorties de l’enfance. Enfin visibles après trois décennies d’oubli, les clichés issus de cette immersion et rassemblés dans l’ouvrage “Rebels” racontent une fureur de vivre à l’énergie intacte.
Les filles s’habillent en néo-Morgan ou en néo-Bardot : jupes à imprimé vichy, petites ballerines et grands imperméables dans lesquels se lover. Les garçons, en teddy, Creepers, bandana noué autour du cou, Levi’s 501, banane et gomina, se donnent des airs américains. Chacun·e vit un fantasme d’époque, de lieux. Pourtant, dans le Paris du début des années 1980, quelque chose en elles et eux va plus loin que le cliché : cette bande-là est mixte, par principe, par croyance, par goût de la réalité et du futur. Elle s’appelle les Del Vikings, en hommage au premier groupe américain de rockabilly mixte, mélangeant musiciens noirs et musiciens blancs.
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L’électricité et la beauté
Leurs parents sont nord-africains, portugais, réunionnais ou antillais, ce sont des ados qui ont grandi dans le 93 ou dans les derniers quartiers ouvriers de la capitale, avant la grande gentrification de la fin des années 1990. Ces gosses que les autres bandes surnomment les “fiftos” occupent les Grands Boulevards (l’axe Nation-Bastille-République). Ils et elles écoutent du rock fifties et ne veulent pas du discours xénophobe qui commence à monter en France. Elles et eux cherchent l’électricité et la beauté et ont raison de croire qu’elles n’appartiennent à aucune race, à aucune suprématie fantoche. Elles viennent tout simplement de leur jeunesse et aucun·e n’a 20 ans.
Cette bande n’est pas naïve pour autant, la vie n’est pas aussi simple qu’un 45 tours des Stray Cats : tous·tes savent que leur alliance, leurs amours sont un scandale aux yeux du reste de la ville. Que les skins de la fontaine des Innocents aux Halles ne veulent pas en entendre parler, pas même une seconde, ni les punks : qu’une virée au magasin New Rose un samedi peut tourner au massacre. Que se rendre à certains concerts au Gibus, à L’Eldorado ou à l’Opéra Night contient sa part de risque : week-ends sauvages. Qu’à la question des territoires et des tribus, ils et elles ont eu l’outrecuidance d’ajouter celle du mélange. Et vont devoir s’armer contre ça, apprendre à manier la batte de baseball. Certain·es iront jusqu’à rejoindre une bande plus dure, les Panthers, pour des bastons qui ont été aux origines du mouvement antifa.
Innocence retrouvée
Ça n’est pas Beyrouth mais ça n’est pas non plus La Guerre des boutons. C’est une tension perpétuelle. Qui rend magnétique chaque photo de Philippe Chancel. Chancel est alors un tout jeune reporter photographe ; il a accompagné les Del Vikings et les Panthers, en dépit des affrontements qui commençaient à naître entre elles. Ses clichés de l’époque ont dormi trente-cinq ans dans ses archives jusqu’à ce qu’ils soient montrés à Paris Photo en 2015, puis à la géniale galerie Miranda à Paris l’an dernier. Rebels les donne enfin à voir en livre.
C’est là un document formidable, où s’écrit l’histoire de la jeunesse des zones périurbaines comme on ne l’a jamais racontée. Mais il faut dire d’abord l’émotion qui nous saisit devant chaque image. Elles ont la simplicité directe des classiques. Du Brassaï sans le savoir. Elles répondent aujourd’hui à d’autres photos restées longtemps inédites elles aussi, celles du 14 Juillet prises par Johan van der Keuken, à Paris, en 1958. La même innocence retrouvée.
Rebels – Une jeunesse française de Philippe Chancel (The Jokers Films), 136 p., 60 €. En librairie le 4 novembre.
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