De La guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres d’Amos Gitaï à Angelo, tyran de Padoue par Christophe Honoré, La Maison des cerfs, de Jan Lauwers ou La Menzogna de Pippo Delbono. Cette 63 ème édition du festival d’Avignon interroge le héros ou le bourreau qui sommeille en chacun de nous. (illustration: La Maison des Cerfs de Jan Lauwers)
Hasard de la succession des spectacles dans une journée de festivalier ou réelle récurrence des décors et accessoires ? Toujours est-il que l’échafaudage fait office de décor dans nombre de représentations. De La guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres d’Amos Gitaï à Angelo, tyran de Padoue par Christophe Honoré ou La Menzogna de Pippo Delbono, le décor, qu’il soit abstrait ou naturaliste, est évacué au profit d’un dispositif de chantier, évoquant plus les travaux de reconstruction après destruction que l’édification d’un monde nouveau.
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L’échafaudage, comme anticipation des formes que contiennent le vide, ou alors, comme l’image, littérale, d’une humanité échaudée par sa propre violence et qui tente d’échafauder un possible vivre ensemble ? En guise d’indice, on remarque également la récurrence des masques animaliers : de La Maison des cerfs, de Jan Lauwers à Angelo, tyran de Padoue, de Christophe Honoré ou La Menzogna , de Pippo Delbono, à nouveau, on assiste à la mise en scène de l’animalité, comme substitut humain, qui affleure et contamine le masque social. Pour paraphraser Groucho Marx, on pourrait dire que la barbarie n’est ni animale, ni végétale, mais bien humaine et qu’on peut enfiler nos bleus de travail pour se mettre au boulot.Humanité, vaste chantier…
Au Théâtre des Idées, ce même 19 juillet, l’écrivain Nancy Huston et le philosophe Michel Terestchenko s’interrogeaient : « Comment devient-on un héros ? Comment devient-on un bourreau ? » Question posée par plusieurs spectacles d’Avignon, dont Les inepties volantes de Dieudonné Niangouna, le récit, dix ans après, de sa traversée des barricades lors de la guerre civile au Congo-Brazaville à la fin des années 90, ou (A)pollonia, de Krzysztof Warlikowski.
Aux recettes propres à fabriquer un héros ou un bourreau, s’ajoutait le récit des expériences de psychologie sociale menées aux Etats-Unis dans les années 70 par Stanley Milgram, où il s’agissait, sur ordre d’un scientifique, d’envoyer des décharges électriques de plus en plus fortes à des individus. Deux tiers des participants obéissaient aux ordres. Constat : il y a des situations où un individu ordinaire, avec une conscience morale, des convictions éthiques ou religieuses qui le rendraient normalement incapable de faire du mal à quelqu’un, agit comme un bourreau. Et cette situation met en lumière un rapport de soumission à l’autorité : ce qui fait qu’il se comporte comme un bourreau, c’est que l’ordre provient d’une autorité légitime. « Ce qui est terrifiant, disait Michel Terestchenko, c’est qu’on peut être malveillant sans avoir d’intention malveillante. Ce qui apparaît, ce n’est pas la méchanceté de l’homme, mais c’est la vulnérabilité, l’inconsistance des individus, leur fragilité dans une situation donnée. »
Et le héros dans tout ça ? Cet individu brillant dans l’Antiquité et qui revêtit un sens nouveau avec l’apparition de Don Quichotte, où l’ancien modèle est tourné en dérision… Y a-t-il place pour un quelconque héros aujourd’hui ? Evoquant la prison à travers la figure de Michel Vaujour, Nancy Huston remarquait que la prison est devenue le lieu par excellence où des héros ratés deviennent des bourreaux réussis. Michel Tereschenko évoquait, lui, le nombre effarant des gardes à vue dans l’Hexagone et le traumatisme de la dépersonnalisation qu’il engendre à une vitesse stupéfiante, la résumant ainsi : une situation extrême ordinaire.
Un amer état des lieux se terminant sur ce constat : passés d’une société de confiance à une société de défiance et de suspicion, nous ne pouvons qu’être vigilant, sur un plan individuel comme sur le plan politique, ses pratiques sociales, ses lois, etc… Impossible de ne pas mettre en rapport ce conseil de vigilance avec les troubles récents sur la place de l’Horloge à Avignon, le 18 juillet, dont on peut lire ce compte-rendu dans La Provence du 19 juillet : « Les forces de l’ordre ont interpellé quatre personnes au niveau de l’opéra. (…) A l’origine de cet événement, un jeune homme qui dépose une pièce devant un CRS, qui se trouve à côté d’un artiste de rue faisant la statue, pendant que son père se tenait non loin en prenant des photos. L’agent a alors demandé ses papiers au jeune homme. S’en est suivi un débat où le père est entré, trouvant que cet ordre n’était pas justifié. Ce débat terminera en l’interpellation de quatre personnes, parmi lesquelles le père et son fils, ainsi que deux passants qui sont intervenus. Selon certaines personnes dans la foule, la violence était démesurée par rapport à la situation. » Après la garde à vue, les poursuites judiciaires : les quatre personnes interpellées ont reçu une convocation judiciaire le 10 novembre prochain pour outrage à un agent de la force publique, rébellion et incitation à l’émeute. Place de l’Horloge, à Téhéran ? Non, à Avignon…
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