A Villeneuve-d’Ascq, le LaM consacre la première rétrospective à l’artiste Michel Nedjar, qui depuis quarante ans, conjure ses peurs en créant des figurines effrayantes. A la frontière de l’art brut et de l’art contemporain, son œuvre est ici restituée dans sa riche complexité et sa cohérence inquiète.
Face aux poupées inquiétantes et étranges de Michel Nedjar, Jean Dubuffet, figure de proue de l’art brut, parlait dès le début des années 1980 d’un “art très effrayant, affreusement tragique“. Si l’objet-poupée possède quasi intrinsèquement une dimension mélancolique, voire macabre, dans sa façon de réduire l’humanité à une minuscule et ambivalente chose, ce qu’en fait Michel Nedjar depuis plus de quarante ans procède d’une obsession visant à résister à la conscience d’une humanité perdue à elle-même. Comme si l’artiste cherchait dans la fabrication de ses poupées chiffonnées, décharnées, lacérées, ficelées et ligotées, tels des petits monstres à la fois momifiés et mignons, une réponse hypothétique et poétique à l’énigme de notre condition.
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La rétrospective couvrant plus de 45 ans de création (1960-2016) que lui consacre le LaM à Villeneuve-d’Ascq – sa première grande exposition muséale en France – donne la mesure de cet interminable effort de Michel Nedjar pour se situer parmi les hommes. Et surmonter ses traversées des ténèbres. En choisissant de déplacer sémantiquement la “rétrospective“ vers une “introspective“, l’artiste signifie bien que toute son œuvre, depuis les années 1960, procède de son existence même.
Le sentiment du tragique
Sa vie ne se contente pas d’influer les matières de ses objets ; elle les tisse directement, les capture, les encercle, les salit et les embellit à la fois. Si le parcours chronologique de l’exposition, conçu par les commissaires Jean-Michel Bouhours et Corinne Barbant, identifie plusieurs ruptures, comme des moments où les événements de sa vie transpirent dans son langage artistique en mouvement permanent, il met surtout en lumière la cohérence d’un geste créatif marqué d’emblée par le sentiment du tragique.
Michel Nedjar indexe lui-même sa découverte du film d’Alain Resnais Nuit et brouillard à sa pulsion créative, née au début des années 1960, comme si l’artiste se révélait à lui-même dans le moment même d’une extermination révélée. Autodidacte, Michel Nedjar puise d’abord dans ses voyages, dans sa curiosité pour le folklore mexicain et son intérêt pour le primitivisme, les ressources d’une œuvre en devenir, d’emblée marquée par le goût des poupées louches, mais aussi par la représentation du corps masculin désiré.
Son inscription dans le champ de l’art brut – il fut membre fondateur de l’association L’Aracine qui donna sa collection d’art brut au LaM en 1999 – ne suffit pourtant pas à définir le sens exclusif de son travail qui appartient tout autant au champ de l’art contemporain ; lui-même se dit indifférent au respect rigide des frontières séparant les deux champs artistiques. Ses très beaux films expérimentaux de la fin des années 1970 (Angle, Capitale-Paysage…), en super 8, baignées de lumières vives, comme chez Jonas Mekas, sont la trace de son aisance à circuler parmi les médias, du dessin à la sculpture, du film à la peinture…
Au fond de la tristesse un appel vers la vie
Cette introspective brouille d’ailleurs les pistes de Nedjar, en dévoilant ce qui secrètement anime d’un feu vibrant son travail mélancolique. Une vraie vitalité sauve ses pièces du néant, comme si, même au fond de la tristesse un appel vers la vie se faisait entendre. Un immense mur rassemblant des dizaines de poupées colorées dégage un sentiment d’allégresse, à la manière d’une installation d’Annette Messager.
Du chaos, l’artiste enregistre ainsi les traces, moins pour nous alerter que pour se sauver lui-même. Jusqu’à aujourd’hui, c’est la conjuration de la peur qui se joue dans son œuvre, en particulier dans ses reliques accumulées, comme cette poupée tissée avec des restes de tissus retrouvés après l’attentat du Bataclan. La mort rôde partout dans cette introspective, mais plutôt que de la cacher, Michel Nedjar se protège de sa menace brutale et de ses souvenirs bruts en l’enchâssant à son imaginaire inquiet : comme des enfants jouent à la poupée en y projetant inconsciemment leurs fantasmes, il triture ses poupées pour continuer à croire en l’humanité jusque dans les traits de sa perdition.
Jean-Marie Durand
Michel Nedjar, Introspective
Lam, Villeneuve-d’Ascq, jusqu’au 4 juin
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