Le candidat socialiste a mis en avant deux auteurs importants pour lui sur le plan intellectuel et philosophique: Camus et le philosophe et sinologue contemporain François Jullien. Qu’est-ce qui dans la pensée de ce dernier trouve écho dans les idées de Benoît Hamon ? Nous avons posé la question à François Jullien.
Le bureau du philosophe est niché en haut d’un petit immeuble de quatre étages du Ve arrondissement de Paris, dans un ancien studio devenu un lieu de retraite et de calme, sans ordinateur ni télévision. Mais des livres, des livres, des livres, des murs entièrement recouverts de livres à la couverture dorée et souvent vieillie, en latin, en grec, en allemand, et bien sûr en chinois.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le chinois, sa grande passion, celle qui lui aura permis, en habitant dans une autre langue, de “détacher la pensée de ce qu’elle prend pour de l’évidence”. “J’ai un minimum vital de livres ici, je ne suis pas quelqu’un qui accumule les livres, j’ai pour cela un bureau extérieur”, dit-il sans modestie.
François Jullien, c’est ce qui nous a intéressé, est l’un des rares penseurs, avec Albert Camus, dont on sait qu’il a été attentivement lu par le candidat du Parti socialiste à la présidentielle. Ces lectures ont été “importantes sur le plan intellectuel et philosophique”, dit-il dans un entretien à Reporterre, notamment son livre Les Transformations silencieuses, qu’il évoque longuement :
“En Occident, tant que les choses ne sont pas advenues, on ne les considère pas. François Jullien utilise la métaphore de la neige qui fond : pour l’Occidental, soit c’est de la neige, soit ce n’en est pas.Ces transformations silencieuses, c’est comme si elles n’existaient pas tant qu’elles ne sont pas visibles. On est en train de percevoir une partie des conséquences de l’impact de l’activité humaine sur le climat, sur la biodiversité, sur la disparition des espèces, etc., mais tout cela est en cours, c’est une érosion lente.”
Il y a des correspondances dans la pensée des deux hommes. En mettant en avant dans sa campagne les perturbateurs endocriniens, ou en parlant du danger des particules fines, Benoît Hamon a aussi choisi de s’intéresser à ces “transformations silencieuses”, qui depuis quelques années modifient insidieusement notre quotidien.
Pollution aux particules fines hier selon @Airparif. Voilà pourquoi je me bats pour la conversion écologique et la fin du diesel. #Respirons pic.twitter.com/IMnCX6ZNvL
— Benoît Hamon (@benoithamon) January 24, 2017
Le philosophe, à qui on lit le passage de Reporterre, hoche la tête d’approbation mais rectifie légèrement: “Les transformations sont silencieuses et non pas invisibles. En Occident nous privilégions la vue, le sens du local et du discontinu. Comme dit Aristote dans l’ouverture de La Métaphysique, l’œil est le sens le plus proche du cerveau, ce sens est supérieur aux autres sens. Tout le vocabulaire grec est un vocabulaire visuel. Or la Chine apprend à penser sous l’angle de l’auditif. Pour dire intelligent en chinois contemporain je dis “congming”, (prononcer tsong-ming), entendant-voyant. Les transformations silencieuses sont globales et continues. Il faut écouter ces transformations”.
“Un repli identitaire manifeste”
Il ne s’agit pas là de la seule résonance entre les deux pensées. Dans son dernier livre, le sinologue veut bannir de nos discours cet usage que nous avons des termes “identité” et “différence” dès lors qu’on les associe aux cultures. Il n’y a pas d’identité culturelle, clame l’ouvrage en titre, mais des ressources culturelles, qui ne sont pas figées. Et il n’y a pas de différence culturelle, mais des écarts, produisant des blocs non pas complètement séparés mais dynamiques, en tension, se faisant face l’un l’autre, se croisant, s’influençant, se transformant l’un l’autre.
Une analyse qui fait écho au discours de Benoît Hamon, lors du meeting à Montreuil, pour répondre aux moqueries de la fachosphère:
« Je suis fier qu’ils m’appellent Bilal, et je serais fier aussi qu’ils m’appellent Elie, David, peu importe… »
Hamon cite Braudel "l'identité de la France c'est la diversité" "l'identité c'est une narration qui croise des individus, des moments"
— Aude Lorriaux (@audelorriaux) January 26, 2017
“L’identité de la France, c’est la diversité », avait aussi dit Hamon, en citant le grand historien Fernand Braudel. Depuis la parution du livre Il n’y a pas d’identité culturelle en octobre, que François Jullien avait conçu comme une réponse à une campagne qu’on annonçait alors comme placée sous le signe de l’identité, l’idée a un peu reflué. Notamment parce que celle, “heureuse,” d’Alain Juppé, et celle – malheureuse? – de Nicolas Sarkozy, ont été victimes de la grande vague de “dégagisme” actuelle.
Benoît Hamon aime à penser que c’est un peu grâce à lui. Le philosophe est plus pessimiste.
“Ça n’est pas absent, mais ça n’affleure plus. Cette question elle est là, elle est dans l’Europe, dans le monde, il y a un repli identitaire manifeste. Le problème s’est désactualisé, mais il est prêt à ressurgir, à la première occasion”, juge-t-il.
“Regarder en amont”
Si les questions identitaires se sont un temps éloignées, c’est peut-être grâce au débat sur le revenu universel, qui a créé une brèche par son audace, sa nouveauté. Qui a fait faire au débat politique un écart, selon le mot cher au philosophe. “L’écart engage une prospection: il envisage – sonde – jusqu’où d’autres voix peuvent être frayées. Sa figure est aventureuse”, écrit François Jullien. Nous y voilà. Chacun de son côté, le philosophe comme le politique créent des écarts.
Un écart oui, mais en politique, tout écart qui devient “sonore” est le fruit d’une longue transformation, rappelle François Jullien. Peut-être d’une longue maturation des sympathisants socialistes, lassés par des mois et des mois d’attentats et de discours de peur, si bien qu’ils ont préféré au candidat des passions tristes, celui des passions joyeuses.
“On est resté trop braqué sur l’aval, le résultatif. Il faut regarder en amont”, prévient François Jullien. En amont, en Hamon ? “Non, ce n’est pas un lapsus, c’est une équivoque sémantique!”, se récrie le philosophe. “Il a ouvert un écart, mais cet écart, il le rabote” Pas de lapsus révélateur, non, mais une attention bienveillante :
“Tout homme politique qui se mettrait à se réinterroger en prenant le temps et la distance me paraît plus porteur d’espoir, d’attente. C’est un grand dommage politique qu’à notre époque, les hommes politiques ne lisent plus”
Soutenir Benoît Hamon ? Le philosophe ne se prononce pas. Il a mal digéré la visite du candidat au président de la République, au lendemain de la primaire. “Cela me met mal à l’aise… Il a ouvert un écart, mais cet écart, il le rabote de tous les côtés”. Il attendra donc que cela se “décante” avant de se décider. “Je me méfie des effets d’annonce. Mais qu’un homme politique ait en vue le long terme et prenne du recul me paraît plutôt sain.”
Lire également dans notre numéro du 22 février notre critique du dernier ouvrage de François Jullien Une seconde vie, (Grasset)
{"type":"Banniere-Basse"}