Quelques heures avant l’annonce du prix Nobel de littérature 2022, Nelly Kaprièlian imagine des délibérations fictionnelles au sein de l’Académie.
Alors que les paris allaient bon train, personne n’aurait pu deviner que le suspense était encore intense à l’Académie suédoise. Hier après-midi, en traversant la petite place colorée pour gagner l’imposant bâtiment jaune où les académicien·nes se réunissaient, Anders Olsson pensait à l’histoire du prix Nobel de littérature avec une certaine culpabilité.
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Et si sous couvert de récompenser le mérite littéraire les académicien·nes avaient toujours privilégié le ou la politique ? Faisant du Nobel un outil, de soutien et de défense, des écrivain·es en difficulté dans leurs pays, de Boris Pasternak à Orhan Pamuk. Depuis quelques années, ils et elles n’avaient même plus eu besoin de soutenir un·e écrivain·e mis·e en danger par ses propos courageux, comme par exemple Pamuk dénonçant le génocide arménien commis par les Turcs.
À présent, il suffisait à l’Académie de récompenser un auteur tanzanien ou même une femme poète (double minorité), pour faire acte politique. Quand il prit place dans le fauteuil qui lui était réservé, dans la petite salle à la décoration gustavienne qui apaisait les académicien·nes parfois jusqu’au sommeil, Per Wästlberg prit d’ailleurs immédiatement la parole dans ce sens : “Ce qu’il nous faut cette année, c’est un auteur trans !” Anne Swärd faillit s’étrangler : “Tu es dingue ? On va avoir les TERF sur le dos”. “Tu as raison. Et si on le donnait à JK Rowling ? On aurait au moins l’air de soutenir les féministes, surtout après les casseroles qu’on se traîne”, renchérit Peter England. Tous·tes méditèrent un long moment sur cette réjouissante possibilité, quand Tua Forsström brisa le silence : “D’accord pour une femme, mais plutôt une Ukrainienne. On ferait ainsi d’une pierre deux coups.”
Les membres se rengorgèrent avec contentement : ce serait défier Poutine et c’était irrésistible. Oui mais qui ? Personne n’en avait lu. “Et puis ce serait peut-être trop évident… On nous reprocherait d’être politiques”, bredouilla Olsson. “Et si pour une fois, on cédait aux parieurs et on le donnait à Michel Houellebecq ?” C’est alors qu’Ingrid Carlberg et Ellen Mattson se levèrent et tapèrent du poing sur la table : “Impossible ! Les Inrocks ont écrit qu’il virait facho !” Affolé·es, les autres membres leur promirent de savoir raison garder en choisissant plutôt un·e inconnu·e. Et se perdirent longtemps dans la contemplation de leur tasse Ikéa. “Ernaux ?”, avança timidement Bo Ralph. “Trop connue”, dit alors Olsson, se vengeant qu’on lui ait refusé Houellebecq. Quand soudain Mattson eut une idée de génie : “Salman Rushdie !” Tous les regards se tournèrent vers lui, béats, reconnaissants : “Rushdie a tout bon, il coche toutes les cases !” “C’est quand même un homme cis hétérosexuel”, osa Tomas Riad. C’est Jesper Svenbro qui eut le dernier mot : “Certes, mais né en Inde, un pays longtemps colonisé.”
Édito initialement paru dans la newsletter livres du 6 octobre
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