Parmi les médiums soutenus par Mondes Nouveaux, la fiction radiophonique se taille une place au cœur des nouvelles écritures. À Marseille, prenant appui sur deux semaines d’ateliers avec des enfants, une anecdote historique se transforme en fiction d’émancipation.
“Comment faire entendre un rhinocéros qui flotte ?” La question jaillit, l’air de rien, quelque part dans la discussion avec Chloé Despax. Il faut dire que faire entendre, cela est précisément son affaire : depuis une douzaine d’années, elle est programmatrice, animatrice et productrice d’émissions et de créations sonores.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
À propos de ce médium en plein essor, bien qu’encore relativement méconnu, elle explicite d’emblée : “Il y a actuellement un engouement pour le podcast ou la création radiophonique. Mais la plupart du temps, en ce qui concerne la fiction jeunesse, il s’agit de lecture bruitée ; la mise en onde reste souvent assez pauvre.”
Au contraire, la fiction radiophonique, cela serait “s’interroger sur ce que l’on peut transmettre avec des sons, et comment faire avancer le récit sans avoir recours seulement aux mots”. Soit donner vie, par le son, à ce fameux rhinocéros qui flotte, ou laisser comprendre, autrement que par la parole, l’acte de pleurer.
Une histoire vraie comme point de départ
Le processus mobilise toute une équipe, qui travaille actuellement à ses côtés pour l’écriture sonore de la fiction pour enfants qu’elle a élaborée en tant que “cheffe d’orchestre” dans le cadre de Mondes Nouveaux. On trouve des bruiteur·ses, des performeur·ses, un chœur vocal : le tout donne corps à ce fameux rhinocéros, à ses émotions, ses états d’âme et surtout son périple.
Mais de quel rhinocéros s’agit-il ? Pour remonter le fil, on pourrait repartir jusqu’au début du XVIe siècle. C’est à ce moment que l’animal cornu débarque à Marseille. Une histoire vraie, celle du passage de Ganda, rhinocéros indien, sur l’île d’If en l’an 1516. Elle résume : “Aux Portugais, qui voulaient acquérir une partie de l’Inde, le sultan a offert l’animal comme cadeau diplomatique.
Le pachyderme prend la mer, et au bout d’un périple de 120 jours en bateau, fait escale sur l’Île d’If. Là, François Ier, venu l’admirer à Marseille, décide de protéger la ville et de faire édifier le château. Reparti vers l’Italie, le bateau est pris dans une tempête, et l’animal, attaché au mât, meurt noyé.”
À la source de la fiction radiophonique Et si Ganda s’était sauvé ? se trouve d’abord l’envie de la créatrice, opérant aujourd’hui depuis Bruxelles, de renouer avec Marseille, la ville de ses études en médiation culturelle. Ainsi que l’envie, centrale à sa pratique de création sonore, de travailler au plus près d’un contexte local.
Marseille, ses enfants, leur rapport contrarié à la mer
“Mon travail est toujours lié à un territoire et à ses enjeux. Parmi mes réalisations précédentes, Ardésia (2018) abordait le quotidien d’un village en Italie par le matériau de l’ardoise, ou Jnane El Kermouss (2021) la disparition du figuier de barbarie dans une banlieue rurale de Casablanca.”
Quant à la fiction actuellement en création, elle s’inscrirait plutôt dans la continuité d’Au rythme endiablé de la bomba (2020), déjà une fiction jeunesse, élaborée, dans ce cas, en échange avec des villageois en Équateur.
Si l’histoire du rhinocéros Ganda sert de point d’ancrage, c’est aussi à partir d’un constat préalable de Chloé Despax : “En faisant des recherches sur la manière dont les enfants marseillais s’approprient leur environnement, j’ai découvert que majeure partie d’entre eux ne sait pas nager. Alors nous sommes partis ensemble tenter d’apprivoiser la mer.”
L’histoire contrefactuelle : et si..?
Autour du projet de fiction, un temps titrée Le rhinocéros nage-t-il ?, Chloé Despax organise deux semaines d’atelier en juillet, avec des enfants de 6 à 16 ans, issu·es des quartiers de Porte d’Aix – Belsunce dans le centre-ville de Marseille, via l’association Peuple et Culture.
Soit un premier jet d’écriture, au fil de visites qui les auront mené·es des îles du Frioul au château d’If, du Muséum d’Histoire naturelle au Mucem. Puis arrive très vite l’idée de transformer l’anecdote historique en récit d’émancipation. “L’idée première était de parler de traversée, d’étrange et d’étranger. Les enfants ont eu beaucoup d’empathie vis-à-vis du fait que l’animal ait été kidnappé dans son pays et ramené de force dans un autre.”
Résultat, pour la fiction finale : 24 heures dans la vie d’un animal qui s’enfuit, s’allie à d’autres compagnons animaux, puis arrive sur les îles du Frioul. Chloé Despax introduit à cet égard une notion clé, qui soutient et armature l’écriture : l’histoire contrefactuelle.
“Le ‘Et si ?’ est arrivé à la suite d’une discussion avec l’historien Pierre Singaravélou. Avec Quentin Deluermoz, il est l’auteur du livre Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus (2016). Il s’agit de ce que l’on appelle aussi l’uchronie : un concept souvent repris par les artistes, mais rarement par les historiens.
Il s’agit d’interroger les rapports entre histoire et fiction en venant décaler le prisme historique. En l’occurrence ici : le rhinocéros ne repartirait pas sur le bateau, mais déciderait de s’enfuir. De la même manière, les deux auteurs ont mené une série d’ateliers en banlieue parisienne en demandant : ‘Et si le commerce triangulaire n’avait pas existé ?’”
L’écriture hors du livre et au-delà des mots
Au sein de Mondes Nouveaux, Chloé Despax participe de l’élargissement des écritures contemporaines : une écriture collaborative, mais également sonore, visuelle et processuelle, nourrie d’écoute active, de sound-painting, de dessins et de collages.
L’occasion, pour elle également, de rappeler que ce médium encore en plein développement ne bénéficie, d’ordinaire, que de très peu d’aides spécifiques. Le projet, actuellement dans sa phase de création sonore, sera également accompagné d’un versant visuel, un kamishibaï [théâtre de papier] dont se chargera l’illustratrice Sarah Chauveau.
Et si Ganda s’était sauvé ? sera en écoute dans l’une des tours du château d’If de janvier à avril 2023.
Cet article a été rédigé dans le cadre d’un partenariat avec Mondes nouveaux, le programme de soutien à la jeune création du ministère de la Culture.
{"type":"Banniere-Basse"}