À l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, plusieurs livres saluent l’actualité de la pensée du philosophe Paul Ricœur. De la mémoire à l’histoire, de la souffrance à l’altérité, ses écrits continuent d’irriguer les grandes réflexions éthiques contemporaines.
Si l’oeuvre philosophique – dense, complexe, exigeante – de Paul Ricoeur (1913-2005) peut sembler vibrer en arrière-plan des réflexions actuelles, comparée à celles de quelques-uns de ses illustres contemporains plus souvent invoqués (Deleuze, Foucault, Derrida, Lévi-Strauss…), elle infuse pourtant nombre de sujets centraux : la mémoire, l’oubli, l’histoire, le commun, la douleur… Les questions éthiques, à la fois universelles et inscrites dans notre temps présent, se nourrissent de ses écrits, très réceptifs au principe même de l’événement. Au point que Paul Ricœur, mort il y a huit ans, reste l’un des penseurs français du XXe siècle les plus lus et traduits dans le monde.
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Inscrite dans une tradition philosophique réflexive issue de Descartes et de Kant, sa pensée se déploie surtout dans la mouvance de la phénoménologie husserlienne et de Merleau-Ponty. De Soi-même comme un autre (1990) à La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), ses deux grands livres, mais aussi dans des dizaines d’autres textes (Philosophie de la volonté, Temps et Récit, Amour et Justice, Le Juste…), Paul Ricœur s’attache au fond à comprendre les hommes, auxquels il associe deux propriétés, paradoxales et indissociables à la fois : « agissants » et « souffrants ».
Son oeuvre est traversée par cette question née avec la philosophie elle-même : que peut l’homme ? Quel est le sens de cet effort, quelles en sont les possibilités et les ressources ? Dans le sillage de Kant, il se demande ce qui nous est permis d’espérer, malgré notre finitude indépassable, en dépit du mal et du tragique de la condition humaine. Armé d’une telle conscience de la finitude, la pensée de Ricœur estime que cet inachèvement se trouve à la racine de toutes les possibilités humaines. Dans un éclairant « Que sais-je ? », Jean Grondin souligne que toute sa pensée fut ainsi « une accueillante philosophie des possibilités de l’humain », portée par « un sens aigu de l’inachèvement essentiel, sinon de la tragédie, qui caractérise l’effort humain d’exister ».
Une étude par l’interprétation
Enraciné dans la tradition réflexive française d’après-guerre – le personnalisme de Mounier et l’existentialisme de Sartre –, son premier et constant chantier fut celui d’une philosophie de la volonté, à l’abri de tous les dogmatismes, ouverte au dialogue avec tous les savoirs possibles (histoire, psychanalyse…), sans a priori. Cette philosophie de l’écoute prend la forme chez lui d’une « herméneutique », du nom de cette philosophie générale, introduite par Dilthey ou Heidegger, qui considère l’être humain comme un être de finitude qui a besoin d’interprétation. Le sujet, ne pouvant se comprendre seulement par le retour sur lui-même, doit emprunter la voie longue de l’interprétation des textes s’il veut se connaître et plus particulièrement rendre compte de l’expérience du mal. Un ouvrage collectif dirigé par Claire Marin et Nathalie Zaccaï-Reyners, Souffrance et douleur – Autour de Paul Ricoeur (PUF), en éclaire la teneur. Pour le philosophe, la douleur, ponctuelle et localisée, se distingue de la souffrance, qui est pure endurance et empiète sur tous les domaines de l’existence du sujet, bouleverse sa relation au monde. Exister, c’est être capable de réagir à la souffrance, d’y répondre.
À partir de cette réflexion sur le mal, l’herméneutique de Ricœur se transforme en ce qu’il appelait une « petite éthique », engageant une sollicitude pour autrui et plus spécialement pour l’autre qui souffre, dans un geste de pensée proche de celui d’Emmanuel Lévinas (et de son éthique de la responsabilité), l’un de ses interlocuteurs préférés parmi ses autres « maîtres de rigueur », Norbert Élias, Michel de Certeau ou Michel Foucault.
Cette visée éthique forme l’ancrage de ses nombreux écrits sur la justice et le droit. Il plaide régulièrement pour un bon usage de la mémoire, comme l’analyse un ouvrage collectif dirigé par François Dosse et Catherine Goldenstein, Paul Ricœur : penser la mémoire (Seuil).
« La mémoire se fait juste lorsqu’elle a affaire au malheur ; la mémoire heureuse, elle, a affaire à l’oubli », écrivait-il. Il existe plusieurs types d’oublis, selon lui : des oublis « d’effacement », « de réserve », mais aussi des oublis « heureux ». Cette idée d’une politique de la juste mémoire (entre le trop de mémoire ici et le trop d’oubli ailleurs) infuse toujours tous les débats actuels autour de la « tyrannie mémorielle ».
Comprendre le monde
Mobilisant les concepts réputés opaques de la phénoménologie et de l’herméneutique, la pensée de Paul Ricœur reste pour autant éclairante aux yeux de tous, notamment parce qu’elle est elle-même éclairée par une volonté de compréhension du monde, ambitieuse mais pas aveugle puisqu’elle intègre le doute en son coeur. Il n’y a rien d’intimidant dans son oeuvre, sinon peut-être l’effet ambivalent qu’elle procure en exposant une pensée à la fois sévère et généreuse, sèche et vénéneuse.
À l’image de la bipolarité qui fonde selon lui nos existences, subies et conduites, ses mots résonnent dans les sonorités de son nom : un homme qui rit et qui a du coeur, qui agit par volonté, qui souffre par nécessité.
Jean-Marie Durand
Paul Ricoeur de Jean Grondin (Que sais-je ?/PUF), 128 pages, 9 € Anthologie Paul Ricoeur (Points Essais), 432 pages, 11,20 € Paul Ricoeur : penser la mémoire sous la direction de François Dosse et Catherine Goldenstein (Seuil), 304 pages, 25 € Souffrance et douleur – Autour de Paul Ricoeur de Claire Marin et Nathalie Zaccai-Reyners (PUF), 104 pages, 9,50 € Pour suivre les événements du centenaire Ricoeur durant l’année : fondsricoeur.fr
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