Auteur de superbes pièces de musique pour les séries « The Leftovers » ou « Black Mirror », Max Richter évoque son nouveau ballet, inspiré par Virginia Woolf et son approche de la musique néo-classique.
Ce soir, Max Richter sera applaudi. Comme toutes les fois de la semaine où il se rend au Royal Opera House de Londres, pour une représentation de son ballet, Woolf Works, simultanément retransmis le 8 février dans trente salles de cinéma françaises. En attendant la nuit, c’est à l’Escargot, un mythique restaurant français au cœur de Soho qu’il donne rendez-vous. Détenteur d’une carte de membre, il a réquisitionné la « purple room », une petite salle en haut des quatre étages de l’établissement avec une petite fenêtre sur la rue. En bas, tout brille, des comptoirs polis aux moustaches bien taillées des serveurs. Là, sous la toiture, des morceaux de papiers peints se détachent discrètement en haut de la porte. Un endroit qui ressemble à Max Richter lui même : l’élégant compositeur, habituellement tout de noir vêtu, des chaussures au col roulé, ici en veste de pluie, vieilles baskets, un sac à dos sur l’épaule.
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J’ai l’impression que c’est exactement dans ce genre d’endroits que les gens s’imagineraient l’interview d’un compositeur de musique classique en 2017.
Oui, je m’y reconnais. C’est décati, mais dans le bon sens. J’aime la texture de cet endroit. J’aime aussi le fait que ce soit un lieu historique mais dans une ville moderne. J’aime cette contradiction. Cet endroit a une sorte de magie en lui, on est un peu comme dans un rêve. Je trouve ça amusant. Habituellement, on vit surtout dans des studios, des salles d’opéra. C’est sûrement plutôt là que les gens nous attendent.
Tilda Swinton lit des passages de Kafka sur The Blue Notebooks, votre album de 2004 et Gillian Anderson fait de même pour Woolf Works. Elles dégagent une énergie à la fois rassurante et potentiellement un peu menaçante. Comme votre musique. C’est pour cela que vous les avez choisies ?
Blue Notebooks, Kafka, c’est sur le doute. C’est pour ça que je l’ai choisi. J’ai écrit l’album alors qu’on savait que la guerre d’Irak arrivait. Kafka était parfait à ce moment là. Je me disais que c’était le début de la politique de l’irréel, du bullshit. J’avais besoin de quelqu’un pour parler de doute et du sens des choses. Tilda est quelqu’un d’une précision extrême et qui communique un genre d’intelligence très vaste. L’aspect conceptuel de Kafka, elle le communique très bien. Mais en même temps je voulais une interprétation assez froide. C’est un texte rempli d’émotion et je ne voulais pas qu’on en fasse quelque chose de trop romantique. Je voulais quelque chose de très plat. Et elle a fait ça de manière incroyable. J’avais écrit la musique, je voulais ajouter le texte et pour moi la perfection était d’avoir Tilda. J’ai juste appelé son agent. Et vu qu’elle est incroyable elle a dit « bien sûr que je vais le faire ! Bien sûr que je veux lire du Kafka pour ce compositeur totalement inconnu, gratuitement ! »
Gillian, c’est le chorégraphe qui la connaît. Mais elle aussi est une grande actrice et elle réussit cet autre texte, la note de suicide de Virginia Woolf, rempli d’émotion mais de manière assez plate. Elle est morte tragiquement, elle s’est tuée mais pour moi ce qui est le plus intéressant chez elle c’est que malgré la dépression, la maladie mentale, elle est parvenue à créer un corpus artistique très beau et très inspirant. Ça, c’est le plus important. Elle avait beaucoup de difficultés et elle en a fait quelque chose de très beau.
Votre musique est solennelle, triste et profonde. De la musique sérieuse. Pensez-vous que les gens sont de nos jours trop axés sur l’amusement et plus assez sur les sentiments ?
La musique est un art du sentiment. Notre époque est une époque très distraite. On vit sur nos écrans. On a peu de temps pour la réflexion. Je pense que la réflexion créatrice, les espaces imaginaires, le temps du rêve sont des éléments très importants pour les êtres humains. Écouter ou exister à travers une pièce de musique fait partie de ça. Mon album SLEEP visait à créer un espace dans lequel on peut rêver. Ensuite, d’autres artistes ne font pas ça… J’aime savoir que ma musique a une utilité. Même si c’est relaxer. Mais la dance music, par exemple, ça a une utilité différente. C’est juste que mon travail concerne un type d’expériences qui porte plus sur la réflexion
Certains vous reprochent que votre musique soit trop proche de celle de Philip Glass. Qu’en pensez-vous ?
C’est très intéressant. J’imagine qu’il y a une filiation, il y a toujours des lignées chez les compositeurs. Philip parle de Nadia Boulanger comme son professeur. Et son professeur à elle était Fauré. Mon professeur a également enseigné à Steve Reich. Comme Haydn a enseigné à Mozart. Ces relations sont très importantes dans le monde de la musique. Je ne connais pas Glass personnellement, je ne l’ai jamais rencontré, mais j’ai connu sa musique quand je devais avoir 13 ou 14 ans. C’était formateur, évidemment. Ça a eu une influence sur moi. Mais pas plus que Terry Riley, Steve Reich, John Adams ou même Kraftwerk, Neu ! ou Can. Nous sommes la somme de notre biographie Si on fait écouter du Mozart et du Haendel à quelqu’un qui connaît mal la musique, il ne va pas entendre la différence. Il va dire « c’est pareil ». (Il chuchote) Même si Mozart est meilleur… J’imagine que c’est pareil dans notre cas.
Glass a lui-même composé la musique de The Hours, un film sur Virgina Woolf. Ça vous a gêné ?
La musique de Philip pour The Hours n’était en réalité pas écrite pour le film. C’est des arrangements de ces vieux morceaux de piano. Et ce que j’ai fait sur l’album n’a absolument rien à voir.
https://www.youtube.com/watch?v=dU7si2nSa_0
En 2016, il y avait du Max Richter dans Arrival et Black Mirror. On va vous retrouver dans The Leftovers en avril. Quelle vision aviez-vous du futur quand vous étiez plus jeune ?
C’était probablement une vision construite par les films de l’époque. Pour moi, le plus important c’était Blade Runner. Que j’adore mais qui est évidemment affreusement déprimant. Puis on avait ces idées naïves, les voitures volantes (il pointe la rue comme un chef d’orchestre). Les visions du future que j’avais enfant tendaient soit vers 1984 d’Orwell ou Brave New World d’Aldous Huxley. On retrouve ce dernier dans le premier épisode de Black Mirror, ce futur étrange, avec ce sentiment bienveillant qui nous pousse à croire que tout le monde est heureux alors que pas vraiment. La réalité s’est assombrie, pour en arriver aux désastres politiques récents qui ont fait du monde une sorte de sombre télé réalité. Le meilleur show qu’il soit.
Vous vous souvenez du moment où le futur s’est assombri ?
Au Royaume-Uni on a eu cette longue et sombre époque de Margaret Thatcher. Cette sorte de droite totalitaire (il rit). Puis il y a eu une sorte d’aube après ça, qui s’est vite assombrie en 2002, 2003, avec ces conneries de guerre en Iraq et de fausses justifications. En ajoutant l’élection de Bush II, on sentait que les choses n’allaient pas dans la bonne direction. Aujourd’hui nous vivons une version extrême de tout ça – du moins espérons que ce soit ça l’extrême. Le Brexit et l’Amérique qui est devenue un reality show. Les faits vont plus loin que la fiction, n’est ce pas ? Mais la Maison Blanche est libre ces temps ci. C’est vide. Enfin c’est pire que vide, parce que c’est occupé par quelqu’un qui est malade mentalement. Avec tous ces gens horribles et terrifiants à ses côtés. On dirait un opéra en fait. J’attends l’opéra de John Adam. Après Nixon in China, j’attends celui sur Trump. Mais Trump va au-delà de la parodie. C’est ça le problème.
https://www.youtube.com/watch?v=9ib5Ejj972o
The Leftovers ne restera pas comme un grand succès commercial pour HBO. Est-ce qu’on peut se dire que le grand public n’était pas vraiment prêt? Est-ce que c’est la télé du futur ?
Hum. Oui, The Leftovers est très exigeant, intellectuellement parlant. Ce n’est pas de la télé facile. On n’est pas récompensé facilement. Il n’y a pas de réponses rapides, faciles. Ça prend du temps. Ils ne se passent presque rien dans certains épisodes ! Il faut l’avouer ! C’est une longue lutte avec des questions très compliquées, présentée de manière très sophistiquée. Mais c’est très intéressant. Je pense que The Leftovers va marquer la télé de son empreinte. Je vois déjà une certaine influence, des petites thématiques, des manières de penser, de présenter des choses, qui font déjà très Leftovers (petit rire satisfait). Une série comme The OA, c’est assez Leftovers.
Vous avez dit dans une autre interview que vous ne faisiez pas de musique de télé traditionnelle. Qu’entendiez vous par là ?
Ce que je voulais dire c’est que parfois tu regardes une série, il y a de la musique, mais tu ne sais pas vraiment pourquoi. Ça n’a pas de réel effet. Je n’ai pas d’exemple en tête, simplement parce que, n’étant pas marqué, j’ai oublié ! Mais si tu dois choisir entre de la musique comme ça ou du silence, je vais préfère opter pour le silence.
Vous avez encore changé la musique du générique pour la saison 3 ?
(Plaçant ses mains derrière la tête, un sourire aux lèvres, les yeux fuyant) Ah, je ne peux parler de ça. Spoiler alert ! Je ne peux vraiment faire aucun commentaire là-dessus ! Mais j’ai finie la saison il y a quelques jours… C’est fou (il appuie sur le mort, ouvre les yeux en grand). Je suis très proche de la série et je n’avais pourtant vraiment pas vu ça venir. J’ai adoré. C’est fantastique. L’écriture est incroyable. Je suis très intéressé par la réaction que les gens vont avoir.
Ça lui plairait à Virgina Woolf, The Leftovers ?
(Il s’esclaffe) Voyons : quels sont les thèmes ? The Leftovers est une spéculation. Sur ce qui peut être. C’est une chasse au sens. Et Virginia Woolf cherchait à vivre, cherchait un sens à sa vie. C’est ce que Kevin Garvey (le personnage principal, joué par Justin Theroux, NDLR) fait.
Le deuil est un des thèmes étudiés dans The Leftovers. Vous avez déjà joué pour un enterrement ?
Non… Enfin oui, en quelque sorte. J’ai joué pour un mémorial. Une bonne amie à moi, qui était réalisatrice. Une femme merveilleuse qui est morte assez jeune. Elle vivait à Berlin et était venue à mon concert pour SLEEP là-bas. Elle avait dormi là, dans l’usine, avec 400 autres personnes, sur un lit de camp prêté par l’armée polonaise. Donc j’ai joué certains passages de Dream qu’elle avait écouté ce soir là. (il marque une pause) C’était approprié, je pense. Sleep traite de données informatiques et de prendre une pause par rapport à la vie moderne. Mais c’est aussi une négociation avec la non-existence. C’était bien.
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