Le fastfood entre enfin en littérature grâce à Claire Baglin, qui signe un premier roman frappant et nécessaire : “En salle”. Entretien avec une jeune autrice de 24 ans.
C’est décidément l’un des premiers romans impossibles à rater dans cette rentrée littéraire : avec En salle Claire Baglin fait enfin entrer le MacDo en littérature, et les lecteurs et lectrices dans ses coulisses – bref, sa réalité. Lieu de joie pendant l’enfance, où la narratrice, issue d’un milieu très modeste, s’y rendait avec sa famille, il devient lieu de vie pénible quand, plus tard, elle y est engagée comme “équipière” (l’un des termes employés pour enjoliver un travail manutentionnaire très dur). Baglin alterne les épisodes de cette vie de jeune adulte “en salle”, avec les épisodes de son enfance, où le père tient souvent le rôle principal, lui qui fut ouvrier à l’usine.
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D’une expérience de la mécanisation des gestes à une autre, dix ans plus tard, d’une vie dans des conditions extrêmement difficiles à l’autre, comme si rien n’avait changé, comme si rien ne changeait jamais vraiment pour une classe sociale. À part ce qui compte aussi et qu’il ne faudrait pas oublier, tout autour ou hors du lieu de travail – l’amour et la joie, l’affection et la mélancolie… Et cette opposition entre vie de travail déshumanisée et l’existence très humaine de tout un chacun, déchire encore davantage. Présent et passé sont traités de la même manière : au présent. L’écriture, précise et d’une simplicité lumineuse, devient parfois aussi minutieuse que le serait celle d’un anthropologue pour décrire les conditions de travail – de vie, donc – des jeunes qui s’affairent en cuisine ou en salle des fastfoods, celles et ceux qu’on ne voit pas, qu’on prend à peine le temps de regarder.
En salle est heureusement irréductible à la fresque sociale, et se meut aussi en beau roman familial, tout en demi-teinte, posant la question de la transmission, et à travers elle, celle de la fatalité. Avec En salle, Claire Baglin, née en 1998, s’impose d’emblée comme une voix à suivre, et une écrivaine avec qui compter.
Comment avez-vous eu l’idée de ce texte, quelle en a été la première impulsion ?
Claire Baglin – Si j’essaie de définir cette première impulsion, avant mon travail dans un fastfood, avant même mon souhait d’écrire sur l’usine du père et sur sa place dans le souvenir d’enfance, je pourrais évoquer ma lecture des Malchanceux de B.S. Johnson, il y a trois ans. La particularité de ce livre est qu’il n’est pas relié, le lecteur ouvre un coffret dans lequel se trouvent des feuillets. Seuls le premier et le dernier chapitres sont identifiés, tandis que les autres parties peuvent se lire dans un ordre quelconque. Cette lecture a été décisive pour l’écriture. B.S. Johnson travaille sur le caractère parcellaire de la mémoire, effectue une déambulation au sein même du souvenir et ce travail m’a menée au roman, m’a laissée entrevoir une véritable réflexion sur l’entreprise de remémoration qui est le cœur d’En salle.
Ce roman s’inspire-t-il de votre vie ?
La raison pour laquelle ce texte a été désigné par l’appellation “roman” et non par celle de “récit” est qu’il s’agit d’une construction, et elle a pour base le souvenir d’enfance dans ce qu’il a de reconstitué, d’effacé et de perdu. Ces souvenirs ont été un matériau du roman, avec mon expérience de travail au sein d’un fastfood, mais je ne peux attester de leur véracité.
Aviez-vous envie, aussi, de faire entrer le MacDo en littérature ?
Je ne souhaitais pas faire entrer le fastfood en littérature, mais travailler sur l’idée du lieu de travail, à partir de mon rapport à cette expérience-là, et tenter de saisir ce qui s’y joue. Ce mot renvoie d’ailleurs à l’enfance et à ses jeux : dans le roman, l’équipière adopte un rôle, des gestes et un vocabulaire relatifs au travail, elle interagit avec les autres au moyen de ce jargon. Le fastfood, anglicisme que j’ai choisi pour désigner la restauration rapide et éviter les noms de marque qui ne m’intéressent pas, est un lieu de vie qui vient s’opposer à l’abstrait du travail du père, au discours fait aux enfants.
“J’ai essayé d’éviter la trajectoire, l’analyse, la révolte”
De quelle manière avez-vous choisi d’écrire ce texte ? Y a-t-il des pièges que vous avez voulu éviter ?
J’ai écrit ce roman durant plusieurs mois et l’ai travaillé ensuite pendant une année entière. J’ai trouvé sa forme après un certain nombre d’errances autour de la notion même de trajet : au départ, je pensais que tout devait se passer au sein du huis clos qu’est la voiture, que je devais définir les lieux par lesquels la narratrice passerait et se souviendrait d’événements. Ces errances m’ont menée au roman actuel, à cette alternance narrative entre travail d’équipière et souvenir d’enfance. J’ai essayé d’éviter la trajectoire, l’analyse, la révolte. J’ai privilégié l’écriture de scènes qui viennent se répondre, parfois s’opposer, et qui créent un ensemble d’impressions.
Trouvez-vous qu’en général la “working class” est peu représentée dans les livres ? Qu’elle a peu la parole, que la réalité de ses activités professionnelles y est peu décrite ?
Mes lectures m’ont démontré que le prolétariat, ou encore les classes populaires, ont leur place en littérature. Je pense à L’Établi de Robert Linhart, mais aussi à d’autres textes comme Travaux de Georges Navel, Journal d’un manœuvre de Thierry Metz. Ces entreprises sont différentes, Robert Linhart a une attention aux gestes, aux différentes tâches, il décrit la difficulté de l’apprentissage, le travail qui précisément “ne rentre pas”. Georges Navel, lui, vient relever les différents travaux qu’il a effectués et je dis “relever” au sens où il redonne dignité aux hommes qui soulèvent, transportent, répètent. Ces récits sont touchants lorsque leurs auteurs s’attachent à être justes, précis, lorsqu’ils placent l’humanité au centre. Dans le roman En salle, le travail préparatoire s’est appuyé sur une série de questions posées à mon père.
Propos recueillis par Nelly Kaprièlian.
En salle de Claire Baglin (Éditions de Minuit), 160 pages, 16 euros.
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